dimanche 22 mars 2015

Première Épitre Indienne 2015









Première Épitre Indienne 2015

L'Inde est un pays complètement fou. Elle se peut pas!  Pays impossible. Et c est sans doute pour ca qu' il m a fallu y revenir encore une troisième fois, pour me convaincre, les deux pieds dedans, qu'elle existe pourtant, encore et toujours, bien que cela soit logiquement impossible.

"Incredible India!"
Après l'arrivée dans une aérogare toute neuve, propre, moderne, efficace et accueillante (l'aéroport Indira Gandhi International était en vastes rénovations lors de mon précédent voyage en 2010), je retrouve - outre mon "vieil" ami Puneet - les routes poussiéreuses encombrées de camions en tous genres et tous états de délabrement, conduits de diverses manières pas catholiques (normal en pays Hindou!) même aux petites heures  de la nuit.  "Velcom to India!"  C est reparti.  Déjà on voit une "petite" différence avec la Thaïlande...

Je retrouve "mon" Inde surpeuplée, crasseuse, poussiéreuse, sale, vivante, bruyante, criarde, exagérée, débordante, cocasse, renversante, attendrissante, affairée, bordélique, inefficace mais performante, débrouillarde, tassée, verdoyante, chaleureuse, accueillante, curieuse, klaxonnante (!!), polluée, chaotique, colorée, attachante et rebutante a la fois, cacophonique, exubérante, prude, conformiste, explosive, irrépressible, grisante, magique, époustouflante, déconcertante...

Je pourrais continuer pendant un milliard deux cents millions d'adjectifs, s'il y en avait autant en notre langue, et je n'aurais même pas encore commence a cerner le caractère... ineffable... de ce peuple et son déroutant pays. 

Je serai, pour le temps que je passerai dans la capitale, hébergé dans le minuscule mais convenable appartement que Puneet partage maintenant avec sa copine Neetole, dans un des quartiers sud (Adchini). Une petite pièce, environ douze pieds sur quinze, dans le coin de laquelle un comptoir et un petit évier servent a la cuisine. Une salle de bains occupe le cinquième environ de la superficie totale. Une cuvette, un boyau qui joue le même rôle que le bidet, deux robinets, l un pour l'eau pompe lors qu'il y en a de fournie par la municipalité (entre 6 et 7 h, ainsi qu'entre 18 et 19 h), et l'autre nous donne l'eau du réservoir sur le toit de la maison.  C'est assez standard en Inde et ca fonctionne très bien.  

Ils sont a la fin de la vingtaine, et leurs parents respectifs ne savent même pas qu'ils partagent l'appart avec une personne de sexe opposé. Ca ferait scandale et quelques parents en pèleraient une crise ce cœur! 

Un des amis doit se marier bientôt. Il est de tradition chrétienne, sans être pratiquant; son épouse est de tradition hindoue, sans être pratiquante non plus. Le mariage civil leur conviendrait parfaitement, mais a cause des deux familles, on doit passer par toutes les cérémonies religieuses, des deux cotes. Ce qui implique aussi certains autres problèmes de compatibilités, qu'avec beaucoup d'efforts, de pourparlers et de bonne volonté on finira sans doute par résoudre.

Je m attarde sur ces petits détails concrets, d'une importance assez relative, mais révélateurs des conditions de vie au quotidien des millions de gens en ce pays.

Je ne me suis pas lancé dans des visites de musées ou autres attractions. J'ai plutôt simplement pris de très longues marches a travers la ville, dans le secteur sud, ou j'ai déjà quelques repères datant de mon précédent séjour. Je m'imbibe de l'atmosphère et savoure l'ambiance. Simplement.  Ceci justifie déjà amplement mon voyage... mais il y aura plus. Celui-ci s annonce plus humain, plus sociable et social. J'ai parcouru le pays d'un bout a l'autre en 2008 et 2010 (c est inconfortable et épuisant) et j ai beaucoup vu; je vais bouger bientôt, mais probablement pas autant. Cette-fois ci je veux aller derrière les apparences,  au-delà de la surface des choses. 
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J ai à date passé beaucoup de temps dans l'appartement en soirée, en compagnie de nombreux autres amis de mes amis. Tous des gens très intéressants, instruits, cultives, étudiants ou gradues, plusieurs ont des penchants artistiques, tous ont des opinions politiques, ce qui n'empêche pas certains d'être impliqués dans le domaine des affaires, a s'occuper de "start-up", démarrage d'entreprises; l'un d'eux est justement en train de mettre sur pied une petite compagnie qui fera de la bouffe santé sur mesure, destinée a être livrée le midi aux gens a leur travail. Un peu différent mais proche du principe des livreurs de Mumbai (Dhaba wallahs) qui vont chercher à la maison les plats prépares pour le mari (ou le fils) par l'épouse afin de les livrer au travail pendant l'heure du lunch.

Neetole travaille dans une revue d'idées (Tehelka), qui fait du journalisme d'enquête, très critique et dénonciateur.  Un des articles que je lisais parle d un groupe de gens dans le sud de l' Inde (les Koravas) qui sont systématiquement utilisés comme boucs émissaires et coupables de service par la police locale, depuis des lustres. Sous le Raj Britannique, ils avaient été classes "Criminal Tribe", avec 150 autres communautés à travers le pays. Depuis cette lointaine époque on a pris pour acquis qu'ils sont naturellement criminels (ce qui est évidemment faux). Chaque fois donc qu'un crime est commis on a déjà des coupables a accuser.  Les gangs sont organisés avec la police: on partage le butin, et la police a déjà prévu d'accuser, systématiquement, ces pauvres Koravas (parfois à répétition les mêmes individus, inventant les mêmes témoins....), dont le dossier criminel s alourdit inévitablement, les rendant encore plus crédibles comme suspects désignes et coupables d'office la prochaine fois.  On vient les arrêter chez eux, parfois la nuit, on les bat, les torture, les viole, et parfois ils ou elles en meurent - ou se suicident parce qu'ils n'en peuvent plus. Une commission d'enquête se penche présentement sur la question.  Il n y a heureusement pas que des pourris dans cette gigantesque administration, quand même.  Louons leur travail titanesque, courageux, nécessaire et sisyphéen.

Il y avait un autre article sur des journalistes et employés de quelques nouvelles chaine de telle, qui n'ont pas été payés depuis des mois, mais qui continuent à travailler, car ceux qui quittent ne reçoivent ni leurs arrières ni les diverses compensations afférentes, et perdent aussi leur droit de contester. Alors ils espèrent. Pendant que quelques salauds de boss s'emplissent les poches...

Hier soir, devant tenter de joindre les amis qui se rendaient au festival de Jazz au parc Nehru, dans Janakyapuri, mon téléphone cellulaire rentrait mal et nous nous sommes manqués. (Les communications en un anglais très "accentué", dans un environnement très bruyant, sur un appareil qui fait des choses bizarres que je ne lui ai pas demande, me posent un gros défi.)  J'ai abouti, et c'était aussi bien, dans un festival de musique Soufie Sindhi présenté dans une autre partie du même parc (accompagné d'un festival de cuisine de même tradition, plutôt Rajastanie, comme j'ai cru comprendre). Transporté sur un nuage de rythmes complexes et endiables, de sons hypnotisants, pendant une couple d'heures.... Quel génie musical habite les gens de ce pays!  

Et le génie culinaire n'est certes pas en reste, avec ses savants mélanges d'épices qui laissent longtemps en bouche une délicieuse impression qui fait durer le plaisir.

Garder en bouche le souvenir exquis de tous mes voyages en Inde, voila un intéressant défi pour le retour.

Épitre Siamoise





Le pays des Dix mille Wat

Et des soixante dix millions de sourires. Les lecteurs (rassurez-vous, je n'oublie pas les lectrices!) auront compris que ce n'est pas mon orthographe qui défaille, et que les wat en question ne sortent pas de nos prises de courant, mais que ce sont des temples bouddhistes. Y a du Bouddha dans le coin!  Outre les temples, tous magnifiquement ornés, on trouve presque à chaque demeure un petit oratoire, genre de sanctuaire miniature, format boîte aux lettres de campagne, avec des statuettes, lampions, offrandes, fleurs, encens... 

Ce peuple a la réputation, bien méritée et vérifiable sur place, d'être très souriant. Et tant de si aimables sourires sur des visages si beaux ne peuvent que combler le visiteur!

Le pays de la beauté, c'est ainsi qu'il mériterait d'être appelé. À date tant de constructions et d'aménagements que j'ai vus dénotent un sens artistique poussé, un penchant fascinant pour la fioriture, tout spécialement dans le cas des temples bouddhistes, qui sont légion. Les maisons traditionnelles en bois aussi sont superbes.  Les constructions modernes, quoique d'une facture différente, sont généralement fort belles. Ces gens ont la beauté dans les gènes, faut croire!  Nos architectes, planificateurs et spécialistes en aménagement devraient venir faire des stages en ces contrées...

Les bâtiments publics tels écoles, instituts, collèges, universités, bureaux de ministères, mairies, postes de police, et autres édifices gouvernementaux sont construits de manière soignée, entourés d'un grand terrain planté de nombreux arbres, de plantes ornementales, de fleurs, etc.  Le tout est souvent entourés de murs avec grilles ouvragées, le nom de l'institution est la plupart du temps écrit en grandes lettres en bronze fixées sur un mur de tuiles en granit noir ou autre matériau et on n'oublie pas de mettre les armoiries du royaume, de décorer le mur ou les grilles de drapeaux du pays.  

La présence du gouvernement est en ce pays très manifeste. Il dégage (ou impose, c'est selon!) une image forte. Ceci, combiné à l'attitude très ouverte et positive des gens (mais jamais hautaine ou condescendante comme souvent les ressortissants de grands empires peuvent l'être!), donne l'impression d'un peuple affirmé, maître d'un pays assumé, fier de son histoire, de ses réalisations, sûr de son (ou plutôt ses) identité(s), travaillant fort et confiant en l'avenir - le grand nombre d'enfants et de jeunes est au moins garant d'une démographie qui ne les laissera pas tomber comme nous sommes en train de le faire chez nous...  La surpopulation de ce petit territoire pourrait cependant poser problème dans l'avenir. 

Reste à voir si mon commentaire n'est qu'une impression, celle d'un étranger analphabète devant le discours national, encore sous le charme d'un premier et très court contact avec le pays. Quand on creuse un peu... j'ai appris à me méfier de moi-même en ce genre de choses!

Les portraits du roi, ou du roi et de la reine, ou de la princesse, ainsi que les drapeaux de la famille royale, sont omniprésents. De petites photos par-ci, dans les commerces et les maisons, des calendriers avec son image, des affiches format panneau-réclame... décidément, la royauté est extrêmement présente en ce pays fort spécial.  En écrivant ceci je vois déjà le poil de mes lecteurs (et -trices!) antiroyalistes se hérisser.  Il faut comprendre qu'en ce pays à la très longue, riche et complexe histoire, on aime vraiment son roi!  Rien à voir avec l'attitude ben compréhensible des québécois envers la royauté britannique, qui représente un rappel constant de mauvais souvenirs de défaite, de colonisation et de domination. Le roi Bhumibol est vraiment un personnage extraordinaire qu'on a toutes les raisons d'aimer.  Personnage extrêmement cultivé (notamment en sciences, en musique et en langues), brillant, à l'esprit vif, curieux et ouvert, humble, humain et très proche de son peuple, il a pendant des décennies parcouru sans relâche le pays à la tête d'un convoi emmenant une armée de spécialistes en tous genres (médecins, agronomes, ingénieurs civils, hydrauliciens, travailleurs sociaux, etc) dans tous les coins et recoins du royaume, afin d'observer personnellement et très concrètement les conditions de vie des gens, s'informer des problèmes auxquels ils sont confrontés, et travailler à les régler. 

Je l'ai vu à l'oeuvre dans quelques documentaires tournés par des équipes étrangères il y a quelques décennies alors qu'il était plus jeune et que sa santé lui permettait de déployer une énergie incroyable, ce que son âge vénérable ne lui permet hélas plus de faire. Il parle directement aux paysans, artisans, ouvriers, aux enfants, écoutant ce qu'on lui raconte, demande ou suggère, il discute franchement, propose des solutions, vérifie si cela convient, met bien sûr dans le coup les spécialistes concernés, donne des indications sur les démarches à entreprendre, les projets à mettre en oeuvre.  Et les choses se font - le roi y voit personnellement!  Gare à qui oserait contrecarrer les plans convenus ou détourner les fonds alloués!

Quant aux gouvernements qui se succèdent, disons poliment, à un rythme plus rapide que chez nous, et à l'honnêteté souvent douteuse des politiciens (je reste encore euphémique et poli), bon, on peut certainement trouver quelque bien à en dire en cherchant comme il faut, mais les gens d'ici n'ont pas que des éloges à leur faire.  D'ailleurs, les militaires, exaspérés de voir les deux principaux clans s'affronter, ont pris le pouvoir l'an dernier pour ramener le pays à l'ordre.


Observations très terre-à-terre...

De manière générale le pays me parait très propre - ce qui est remarquable pour un pays tropical, et fait un contraste énorme par rapport à l'Inde, notamment.  Pratiquement pas de détritus par terre, poubelles présentes partout, bacs de recyclage parfois, service de cueillette d'ordures dans des camions semblables aux nôtres. Pays bien organisé et ordonné, où on conduit de manière courtoise, respectant toute l'excellente signalisation routière conforme aux standards internationaux.  Sur les routes principales, fréquemment empruntées par les étrangers, on a même la délicatesse d'indiquer aussi en caractères «lisibles» le nom des localités. Et les routes sont bien pavées - rien à voir avec celles de certains pays du tiers monde comme le Québec.  Tout le parc de véhicules est très récent et propre, tout y fonctionne bien.  La plupart des motocyclistes (et comme dans toutes ces contrées d'Asie, il y en a!) portent un casque - ce qui n'empêche pas d'être à trois ou quatre sur le véhicule mais bon, disons que ça réduit le nombre de véhicules en circulation... Dans l'autobus pris entre Chiang Mai et Chiang Rai, les sièges étaient munis de ceintures de sécurité - je n'ai jamais vu ça ailleurs!  Faut dire que c'était une bonne compagnie, assez haut de gamme à ce que je vois: on fournissait même aux passagers une petite bouteille d'eau et un genre de beigne fourré, disponibles dans le filet derrière le banc devant nous.  Le chauffeur apposait une étiquette sur nos bagages qui étaient soigneusement déposés dans le compartiment sous l'autobus.  La gare d'autobus était très grande, très propre, bien organisée, avec un bureau d'information efficace (utile pour l'étranger qui ne déchiffre pas le très décoratif mais hermétique alphabet Thai), et toujours des préposé(e)s affables.
  
Plein de touristes chinois viennent ici -  une ligne d'autobus traverse la partie de Birmanie (ou Myanmar, selon quelle junte est au pouvoir là-bas) qui nous sépare de leur pays.  Pour accommoder le touriste de l'Empire du Milieu, plusieurs commerces présentent des informations en chinois.  Chacun a ses «amaricains», nous on a les nôtres!

Si, justement, tant de touristes de partout y viennent, c'est qu'il y a énormément à voir, et que le voyageur qui y vient une première fois voudra y revenir encore et encore. Contrairement à d'autres pays non moins intéressants à découvrir, mais plus difficiles à «digérer», la Thaïlande me parait accessible, accommodante, suffisamment dépaysante, mais moins traumatisante pour les occidentaux habitués à certains standards et à un certain confort. (Voyez comme j'ai appris ma leçon: le bureau du tourisme indien ne m'a jamais donné de pourcentage suite à mes épîtres écrites là-bas, mais ici je caresse encore quelque espoir, si j'écris des choses gentilles!) 


La magie de la nuit tropicale

J'y trouve un je-ne-sais-quoi difficile à cerner, mais qui exerce un attrait mystérieux sur moi, pourtant si porté vers l'austérité des climats boréaux.
Qu'est-ce donc qui m'attire tant? La chaleur moite de la nuit tropicale, ses odeurs, qui sont mélange de feu de charbon de bois, d'un peu d'exhaust, d'un peu de fétidité des ordures ou des caniveaux, mais aussi odeurs de bouffe, parfois de poisson, et parfum exquis mais subtil des fleurs et de la végétation?  Le mystère de l'obscurité, éclairée bien sûr de mille lumières, fréquemment colorées, mais qui laisse tout de même la plus grande part du décor en retrait  dans la pénombre, ou carrément invisible? Le «calme animé», la vie sociale le long des rues, la vie familiale dans les maisons ou les cours après le travail du jour? Le bruit des nombreuses petites motos et sa réverbération sur les bâtiments?  Parfois un fond musical émanant d'un appareil radio ou une télé? Si un peu de nature est présente où on se trouve, des chants étranges d'oiseaux ou d'insectes qui nous sont inconnus? Des voix, dans une langue qui nous rappelle que le métro de Montréal atteint peut-être les régions reculées de Laval, mais ne se rend pas encore jusqu'ici? La température encore chaude, mais plus supportable et sensuelle? Ou tout simplement l'exotisme grisant des nuits d'ailleurs?

La chaleur accablante évapore l'eau et emplit le ciel d'une perpétuelle blancheur nébuleuse - les montagnes, parfois pourtant distantes de quelques kilomètres seulement, sont à peine visibles dans l'air brumeux. Serait-ce pourquoi dans l'art pictural chinois les paysages représentent si souvent des montagnes perdues dans la brume?


Sous les ciels brumeux du sud-est de l'Asie, dans la nuit tropicale, le huard migrateur, perplexe et en sueur, conclura cette épître. Curieusement, je viens de le remarquer dans le coin de l'écran, à 11h11 dans la soirée du 11...

Sawadi kap!

samedi 19 novembre 2011

L’Inde, pays des extrêmes



Les épitres ont porté fruit :

Lancement ce soir du livre au Salon du Livre de Montréal à 20:00

Là où le divin côtoie le profane, le sublime le médiocre et l’étonnant le banal


Un récit de voyage au cœur de l’Inde des « Indiens ordinaires », bien loin des clichés et des stéréotypes habituels. Un dépaysement… incroyable.
L’Inde laisse rarement les voyageurs indifférents. Tout y est démesuré : la surpopulation, la richesse, la pauvreté, la beauté des paysages, la saleté des villes… À force de côtoyer ces extrêmes, le plus souvent afin d’éviter d’avoir à prendre parti, les visiteurs tournent leur regard vers la spiritualité, omniprésente. Cela donne des récits la plupart du temps complaisants et flatteurs.




Ce n’est pas le cas de Michel Bachant. Il fait ici un portrait de l’Inde sans complaisances, sans flagorneries. Il décrit ce pays comme il le ressent, d’un œil critique, parfois avec impétuosité, parfois avec affection, sans compromis, mais toujours avec respect.


Lorsque Michel Bachant décrit ce pays, il nous fait partager les bruits, les odeurs, les couleurs, les goûts qui l’entourent. Quand il nous fait part de ses réflexions, il nous oblige à nous interroger sur notre propre vision du monde.
L’Inde, pays des extrêmes est un récit de voyage au cœur de l’Inde des « Indiens ordinaires », bien loin des clichés et des stéréotypes habituels. Ce livre offre au lecteur un dépaysement… incroyable. Format : 5,75" x 8,25"
Nombre de pages : 192 + 16 couleur
Couverture : souple

jeudi 24 mars 2011

Épitres Indiennes

Épitres Indiennes
2010

À propos des « Épitres Indiennes 2010 »

La plupart d'entre vous chers lectrices et lecteurs involontaires qui recevez ce texte aviez déjà reçu les Épitres Indiennes 2010 au fur et à mesure qu'elles étaient écrites dans des conditions difficiles à partir des cyber-cafés d'Inde, contrée fantastique que j'ai eu le privilège de visiter pendant quelques mois l'année dernière. Plusieurs mois après mon retour, et déjà plus d'un an depuis le départ, voici une édition revue, corrigée et légèrement augmentée. Comme je l'avais promis à quelques amis. J'espère qu'il ne reste pas trop de fautes, mais je les connais celles-là: elles se cachent dans les coins pendant qu'on révise, puis une fois passé le regard sévère du correcteur (le surveillant orthographique), hop, elles ressortent et viennent te défigurer une phrase que tu croyais bien faite, mais hélas seuls les lecteurs les verront! Mille excuses. Merci à Michel Grenier d'avoir pris le temps d'installer individuellement chaque accent et cédille, absents dans la version originale, tapée sur claviers anglais où je me comptais bien chanceux encore de réussir à apercevoir trace des lettres sur les touches sales et usées!
Ce qui suit est un extrait des élucubrations d'un voyageur québécois ignare, ignorant et inculte en terre Indienne. Des observations naïves, des réflexions iconoclastes, des descriptions sommaires et des commentaires parfois désobligeants vous accompagneront dans un parcours fort subjectif à travers différents espaces, matériels ou intérieurs, en ce grand pays, des villes à la campagne, de la mer aux montagnes, des amis de Delhi aux foules de Mumbai, des quartiers riches aux agglomérations de taudis, de la surface des choses jusqu'aux émotions d'un pauvre égaré perplexe qui a un peu perdu son Nord et qui laisse souvent s'exprimer son Capitaine Haddock intérieur. Prendre tout ceci avec un sourire.
Si vous avez flushé les épitres la première fois, le cadeau que je vous fais aujourd'hui sera le plaisir de récidiver encore plus rapidement, car un clic suffira cette fois-ci au lieu de dix sept! Vive l'efficacité!

… et les gens qui auront flushé le tout ne sauront pas que des milliers d'images de ce voyage (et d'un précédent au Ladakh, dans le nord de l'Inde, ainsi que d'autres d'expéditions en nos contrées septentrionales) sont disponibles en ligne sur la portion de Picasaweb qui m'est réservée: picasaweb.google.com/huardperplexe
Le images ne couvrent pas tout le voyage. Un malencontreux problème technique a rendu indisponibles les photos prises entre le sud de l'Inde et Delhi. Mais un petit tour sur Google Earth dans les régions ou villes que je décris vous permettra de trouver les millions de photos que d'autres ont téléchargées. L'Inde est décidément très photographiée, car elle est incroyablement photogénique. Je n'ai pas encore fini de déposer sur le site les meilleures images du nord de l'Inde, dans l'Himalaya, alors il y aura des ajouts « éventuellement »...


Épîtres indiennes 2010 - 1
Il fait encore noir. Vers cinq heures du matin la vie reprend dans le tranquille quartier ouvrier où je me trouve. South Delhi, près de Defense Colony, dans Kotla Mubarak Pur. Bien sûr, ça ne vous dit strictement rien, mais si vous cherchez sur Google Earth, vous pourrez toujours zoomer sur le coin, pour voir.
Peu d’aboiements de chiens errants cette nuit – ils sont heureusement peu nombreux dans le voisinage. Par contre, vers deux heures j’ai entendu un très gros “boum”, comme un coup de canon, tout près. Puis un autre, et un autre, et plusieurs encore, pendant un quart d’heure. J’ai fini par voir une lueur dehors: des feux d’artifice. Vous essaierez ça dans un de nos soporifiques quartiers de banlieue. La visite des flics ne tardera pas, et vos relations avec le voisinage vont définitivement en souffrir! Mercredi soir vers onze heures, alors que nous survolions les immenses faubourgs de Delhi en approche de l’aéroport international Indira Gandhi, j’ai aperçu des feux d’artifices en cinq endroits distincts. Je me demandais qu’est-ce qu’on pouvait bien fêter un soir de semaine et on m’a dit que c’étaient simplement des mariages. Les noces sont des événements fastueux ici, l’occasion de longues et intenses réjouissances qui durent des jours. (Et parfois on n’a pas assez d’une vie pour s’en remettre, surtout si on est l’épouse!)
Une corneille coasse. On entend des bruits de portes, un robinet qui coule, des gens qui toussent, sa raclent la gorge, crachent. Des toilettes qui flushent, naturellement précédées des bruits corporels que l’on imagine. Des voix, des bruits de vaisselle, de brossage de dents, des enfants qui crient, un bébé qui pleure. Les bruits de balai que l'on passe dans la maison, mais aussi devant l'entrée. Les voisins sont partout, au-dessus, au-dessous, en face, de tous côtés. Très proches, comme s’ils étaient dans l’appartement. L’intimité est un concept inconnu ici. Rappelons seulement que je suis dans une mégapole de plus de vingt millions d’habitants, capitale d’un pays qui en compte près d’un milliard deux cent millions. Le sixième de l’humanité. Faut bien que ça paraisse en quelque part.
Essayons de décrire l’environnement urbain immédiat. Imaginez du bâtiment, des kilomètres carrés de bâtiment entouré de grands boulevards commerciaux larges et encombrés de circulation très dense – j’écris du bâtiment comme on écrirait du beurre ou de l’eau, en désignant une substance continue, non dénombrable. Donc une couche de bâtiment de deux à quatre étages d’épais, compacte, mais parcourue d’innombrables craques et fissures que sont les ruelles ou passages. Quand je dis ruelle je veux dire juste assez large pour laisser passer de front une Tata (à peine plus grosse qu’une Smart) et une vache (sacrée bien sûr). Les passages sont résolument plus étroits: souvent une moto et un vélo de large, parfois moins. Obèses s’abstenir. Le parapet en ciment du balcon de notre appartement est à un mètre trente environ de celui du voisin d’en face; cet espace minime est encombré d’un étonnant enchevêtrement de cordes à linge et de fils électriques branchés de manière inquiétante. Je vois que certains de ces derniers servent aussi de cordes à linge, d’ailleurs. Linge mouillé sur fils électriques. Certaines gens doivent croire secrètement que tous les moyens sont bons pour combattre la surpopulation, en commençant généreusement par leur propre personne! (Candidats au Darwin Awards?) (Note: ici c’est du 220 V)
Nous sommes à l’étage du milieu d’une bâtisse qui en comporte trois. De la “rue” une minuscule porte ouvre sur un escalier très étroit: à peine soixante dix cm séparent les murs - le plafond n'est pas très haut non plus. On tombe sur un palier qui sert aussi de vestibule; c’est là qu’on se déchausse avant d’entrer dans l’appartement. “Le” appartement, car il n’y a effectivement qu’une seule pièce, où s’entasse une famille de quatre personnes (cinq avant le décès du père il y a deux ans). Cette pièce mesure quatre mètres sur quatre. Donnant sur le palier, où passent obligatoirement de temps à autre les voisins d’en haut, deux petites portes. Derrière l’une, la “cuisine” pièce d’un mètre cinquante de côté, sans mobilier autre que des tablettes sur les murs - où sont déposés de la vaisselle, des ustensiles de cuisine, des pots de provisions tels farine, lentilles, pois chiches, riz, épices - et un petit poêle à deux ronds au propane, à terre dans un coin. C’est là que, accroupi, on prépare les plats. L’autre porte, vous l’avez probablement deviné par élimination, donne sur la “salle de bain”. Un tuyau qui court le long des murs distribue l’eau par deux robinets (de la même eau – il n’y en a pas de la chaude); des chaudières et quelques gobelets de plastique permettent de s’arroser ou de laver ses vêtements. Un drain dans le plancher de béton évacue l’eau. Il y a un bol de toilette, mais au lieu d’un siège les rebords sont élargis pour y mettre les pieds et s’accroupir en petit bonhomme. Position plus ergonomique pour le mouvement intestinal… On n’utilise normalement pas de papier, mais un gobelet d’eau qui permet de faire ce que fait le bidet des français. La plomberie, comme le filage électrique, est vétuste et compliquée. Ça pisse de partout, et il parait que c’est un exploit de se dénicher un plombier compétent aux tarifs raisonnables (quiconque est prêt à se taper cette jobbe dégueulasse mérite d’être grassement payé!). Autre pays, même combat – cela semble universel! La plomberie est décidément un des karmas de l’humanité…ou bien c’est bouché ou bien ça fuit, emmagasinant ce dont on voudrait bien se débarrasser ou alors gaspillant ce qu’on veut conserver.
La température est très plaisante: il fait assez frais la nuit, autour de 8 à 10 C, et on doit s’abrier pour dormir, alors qu’en fin de journée ça monte à 23 – 25 C. L’air est sec (il ne devrait normalement pas pleuvoir avant la mousson, en juillet), mais d’une qualité exécrable. Il règne en permanence une brume enfumée (smog) causée principalement par les millions de véhicules qui circulent dans cette ville. En regardant au loin à contre-jour, on voit tout se perdre dans un nuage bleuté. Pas trop bon pour la santé pulmonaire. Cela force à l'expectoration du « méchant » sur les poumons et à l'expiation du mauvais karma collé après l'âme!
L’odorat ne manque pas d’être intensément sollicité en cette contrée. Odeur de charbon de bois et de diesel mal brûlé sur les routes et boulevards, odeurs d’encens, de friture, d’épices dans les maisons, odeurs fétides et douteuses d’ordures, de crottes et d’égouts dans certaines rues. Curieux comme les odeurs stimulent le cerveau reptilien et ramènent avec intensité des souvenirs lointains longtemps enfouis: l’odeur de fumée me rappelle l’Amérique du Sud et l’Afrique, celle des diesels me ramène en Russie soviétique.


La mère des trois frères chez qui je loge est une Hindoue très croyante, et pratiquante comme la majorité des citoyens de ce pays, de quelque religion qu’ils soient. Dans le coin de la pièce il y a un petit meuble à tablettes, décoré de statuettes représentant les principales divinités, devant lesquelles brûlent des lampes à l’huile. Les murs sont ornés de nombreuses images saintes: Krishna, Ganesha, Parvati et bien d’autres. Plusieurs fois dans la journée on allume de l’encens. Tout à l’heure Selina et son fils aîné Amit ont accompli un rituel, récité des prières.

Pendant ce temps la télé, dans l’autre coin, est allumée aussi en permanence et parait faire compétition aux dieux. J’ai droit à des émissions religieuses agrémentées de très belle musique. Bien que je ne comprenne de l’hindi qu’un mot par-ci par-là, j’apprécie beaucoup ce spectacle. Hier un espèce de Swami souriant (version indienne et plus sereine des preachers américains), juché sur un surréaliste autel en fleurs multicolores et plumes de paon, discourait interminablement (c’est toujours long les affaires religieuses en ce pays – je pense qu’il y a une règle non écrite en Inde: Défendu de faire ça court) sur le sens de la Baghavad Gita, un des livres sacrés de l’Hindouisme, devant un vaste auditoire de femmes en saris aux couleurs variées d’un bord, et de messieurs enturbannés et recueillis de l’autre bord. Le discours était entrecoupé de longues et très mélodieuses chansons religieuses.
La télé abonde en téléromans hollywoodiens sirupeux d’une kétainerie inqualifiable. Et la pub est pire encore. Mais c’est tellement énorme que c'en est drôle. Je pense que les Indiens savent prendre ça au second degré et rire un peu d’eux-mêmes comme on le fait chez nous avec des émissions comme la P’tite Vie. Enfin, je l’espère pour eux…
Une petite locataire squatte aussi l’apart. Appelons-la “Dost” (ami). La nuit je l’entends trotter, grignoter quelques miettes derrière l’autel. Elle se sent bienvenue (on est Hindous respectueux de la vie ou on ne l’est pas!) et ne se gène pas pour paraître en plein jour. Sauf qu’il y a quelques chats dans les parages. Décidément, rien n’est parfait pour les petits rongeurs!
Mes amis sont d’une très grande gentillesse. J’ai rencontré Puneet, le médian des trois frères, en 2008 lors de mes deux semaines de volontariat au Student’s Educational and Cultural Movement Of Ladakh (SECMOL), à Phey, près de Leh, en haut de l’Himalaya. Lors de mon passage dans la capitale, en attendant mon vol de retour, j’ai fait la connaissance de sa famille et été royalement accueilli par ces gens aimables, généreux et travaillants qui habitent pourtant, comme des centaines de millions de leurs compatriotes, dans des conditions extrêmement modestes pour nos standards (nous vivons au-dessus de nos moyens, et bien au-dessus de ceux de la planète). Puneet a eu de la peine lorsque je suis parti, et moi aussi. J’avais promis que je ferais mon possible pour revenir, et j’ai tenu promesse. Il a insisté pour que je loge chez eux lors de mon second séjour, ce que j’ai évidemment accepté avec grand plaisir.

Je me suis quelque peu attardé sur la description de certains détails des conditions matérielles de la vie de la majorité ici, afin de situer mes lecteurs occidentaux. Les clichés sont presque incontournables dans un court texte d’introduction, mais je tâcherai de m’en éloigner au fil des jours, alors que je m’acclimaterai à cet univers surprenant, et que vous vous habituerez un peu à imaginer le décor et l’ambiance. Vivre en Inde comme la majorité silencieuse - euh, non, en fait ils sont plutôt bruyants - serait un choc insupportable pour beaucoup. Mais avec un esprit ouvert et curieux, et la volonté d’aller au-delà des apparences peu ragoûtantes pour un occidental aseptisé, on peut arriver à apprécier ces conditions humbles, qui sont en fait très riches comme expérience humaine. Quant à l’expérience spirituelle que cette matérialité si déconcertante peut nous faire vivre, elle est proprement sans fond. Tout au long de mon séjour prolongé dans le sous-continent je tenterai de plonger fréquemment au-delà du visible et du sensoriel, pour tacher de saisir certains aspects mystérieux de la vie d’ici.

Phir milenge! A la prochaine!

Épîtres indiennes 2010 – 2

Hier, dimanche, fut une journée extraordinaire. Levé vers six heures, je suis sorti prendre une longue marche à travers la ville. Question d’explorer, d’apprendre à m’orienter, mais surtout d’observer, de sentir la ville, de m’imbiber de l’atmosphère.
Différents quartiers et différents moments de la journée suscitent des sentiments divers. Malgré les apparences franchement assez rebutantes (les brochures touristiques ne montreront jamais cette face hautement inesthétique de l’Inde, pourtant omniprésente, aucun étranger ne voudrait jamais y mettre les pieds!) j’apprécie vraiment la vie de ce quartier typique, entièrement bâti, sans aucun espace vert et quasiment sans arbre, où on n’aperçoit qu’une mince bande de ciel en regardant vers le haut des canyons que sont les rues extrêmement étroites, encombrées, vivantes, bordées de mille et un commerces en tous genres, parcourues dès sept heures par les écoliers en uniforme qui s’en vont vers leurs classes, les ouvriers qui se rendent au travail, les femmes qui balaient ou vont acheter les provisions. Voitures stationnées, motos qui passent, klaxonnant, vaches sacrées qui fouillent dans les omniprésents tas d’ordures, quelques chiens qui errent discrètement. Bruits de balai, vrombissement des véhicules, voix, cris, musique qui sort d’un commerce ou d’une maison, vendeurs ambulants de fruits, de légumes, tout l’environnement sonore de la ville indienne qui s’éveille et s’active. Cette intensité humaine est inconnue chez nous. Choquante au début, elle devient peu à peu intoxicante lorsqu’on franchit un seuil sensoriel, lorsque notre regard porte au-delà des détritus, des débris qui encombrent les rues, et des façades délabrées et crasseuses. Il y a une beauté dans ce spectacle, une noblesse dans l’humilité des gens qui sont les acteurs (involontaires) de ce théâtre.
L’ambiance des grands boulevards est différente. Beaucoup de verdure, de grands arbres, des autobus nombreux, bien remplis, certains très modernes et propres, d’autres forts vétustes, des voitures toutes neuves, toutes astiquées, d’antiques bécanes, des scooters, des camions âgés et fatigués, des triporteurs surchargés, des autorickshaws en grand nombre, parfois une charrette tirée par un cheval. Rarement, une vache qui s’est aventurée dans la circulation, hors des rues tranquilles, et qu’on s’empresse de ramener vers le bord du chemin. Toujours, des millions de commerces, d’un autre type que ceux “de proximité” qu’on trouve dans les ruelles. On voit plutôt des banques, des agences immobilières, des magasins de meubles, de vêtements chic, des courtiers d’assurance, des vendeurs d’ordinateurs, des salles de montre (mon repère pour retrouver le coin de la petite rue qui mène ici est un concessionnaire Toyota). Des véhicules garés un peu n’importe comment, des gens qui marchent, d’autres qui attendant un bus, hèlent un rickshaw. Des marchants sur un vélo triporteur dont l’arrière forme une benne, remplie de marchandise – c’est ce genre de tricycle qui sert aux innombrables balayeurs de rue à charger et emporter les tas de vidanges qu’ils ramassent. Tache sisyphéenne, humble mais nécessaire.
Un peu plus loin vers le Nord, en direction du centre-ville, au-delà du viaduc de la voie ferrée, on longe le parc entourant le stade Jawaharlal Nehru, un des principaux sites des jeux du Commonwealth qui auront lieu à Delhi à l’automne. Beaucoup de grandes artères de la ville sont en chantier, car on veut bien paraître au regard du monde, et on rénove ou construit partout.
Pendant les quelques décennies qui ont suivi l’indépendance l’Inde a été plutôt socialiste, fort proche de l’URSS. L’aménagement urbain, l’architecture de beaucoup d’édifices gouvernementaux et de vastes quartiers résidentiels, portent la marque de l’influence des conseillers soviétiques qui n’ont certainement pas manqué de pleuvoir sur la jeune république émergente qui tentait de rattraper le vingtième siècle, avec un millénaire de retard. Un peu au Nord d’ici, une partie de Lodi Colony en est justement un exemple. Des centaines de blocs d’habitation, identiques, assez drabbes et aujourd’hui délabrés, me rappellent les villes de là-bas, mais en plus coloré et tropical. Cela est difficile à mettre en mots, mais c’est une des ambiances, exotiques et dépaysantes, qu’à l’occasion j’apprécie retrouver. Ce n’est pas que ce soit bien joli, mais probablement que cela ramène sous la surface de ma conscience des souvenirs de pérégrinations antérieures, de la liberté que le voyage implique toujours. L’impression d’être ailleurs, vraiment loin, perdu au bout du monde, d’un autre monde.
Il est un sentiment éminemment plaisant que celui d’être momentanément libre de soucis, hors de l’obligation du “faire”, sans horaire de travail, simplement occupé à déambuler, observer, ressentir, être conscient de l’expérience en train de se vivre. Ma promenade m’a justement mené vers un lieu paradisiaque au cœur de la cité, et dont Puneet m’avait recommandé la visite; je n’ai pas été déçu. Lodi Garden est un genre de parc Lafontaine, plus luxuriant, avec toutes sortes d’arbres splendides et de plantes merveilleuses, de belles plate-bandes fleuries, des zones plus ouvertes et d’autres plus boisées. Le gazon invite à s’étendre et se prélasser. De nombreux tamias rayés, fort semblable aux nôtres, courent d’un arbre à l’autre. Les gens, en ce paisible dimanche matin, viennent se ressourcer, s’y promener en famille, faire leur jogging, leur gymnastique, leur yoga. Surprenamment, en regard de la taille de cette ville, il n’y a pas tant de monde ici – j’ai souvent vu une plus grande densité de promeneurs dans le Parc du Mont-Royal. Il est possible d’être fort tranquille dans son coin. Quelques ruines très anciennes ajoutent au charme de l’endroit: une splendide mosquée du 13ième siècle, quelques pavillons et temples Moghols ultérieurs, dont l’un entouré d’une grande enceinte en brique surmontée de créneaux. Les sculptures qui ornent la pierre sont, comme toujours dans l’art islamique, de véritables chefs-d’oeuvre d’orfèvrerie minérale. J’ai une longue pensée de gratitude pour les centaines d’obscurs artisans des siècles passés qui ont probablement peiné pendant toute une vie sur cet ouvrage, sans doute dans des conditions difficiles, pour mourir dans l’anonymat…

Les lieux paisibles inspirent la sérénité, incitent au recueillement. Après mon errance dans la gigantesque mégapole bruyante, bourdonnante et polluée, à laquelle je me suis rapidement habituée, c’est un agréable changement. Le chant des oiseaux, en grand nombre et variétés, couvre le bruit de fond de la ville et nous transporte dans quelque jungle ou forêt tropicale. Le soleil est splendide, la température est absolument délicieuse. L’ombre est fraîche, la lumière confortablement chaude mais pas trop. (C’est le bon temps pour visiter Delhi.) Dans quelques semaines ce sera un four. Un plan d’eau aux formes sinueuses rappelle celui du parc Lafontaine. Les oiseaux aquatiques s’y prélassent. On retrouve évidemment ces cygnes d’étang, qui par leur gracieuse présence ailée allègent l’opacité trouble de l’époque. Je passe quelques heures assis immobile à l’ombre d’un arbre, parfaitement comblé par la beauté du spectacle. Au cœur de cet îlot de calme et de pureté, ne puis m’empêcher de songer au paradis naturel que fut l’Inde jadis, avant d’être surpeuplée et spoliée. J’imagine un sadhu méditant sous un banyan, frôlant le nirvana…
Je quitte fort rarement mon pays en hiver, vacances d’été obligent et aussi, disons-le, car j’adore cette saison, dont la froidure enneigée et l’austérité silencieuse me sont viscéralement nécessaires. Mais la transition brutale du février montréalais – particulièrement moche à mon goût cette année, sans tempête de neige généreuse ni grand froid – à une sorte de mois de mai avant l’heure ne m’est pas désagréable, je dois l’avouer. C’est pour moi comme un printemps non mérité, une tricherie faite au sage calendrier de Mère Nature. Mais que c’est beau! C’est curieux, je suis assis là à contempler rêveusement, à méditer, et il me semble revivre un intense condensé de tous mes printemps, passés et à venir. Suis habité à la fois par une subtile mélancolie et une joie ineffable. Comme si je volais le printemps des autres, et comme si je me complaisais dans cet état de péché, pourtant ridiculement banal! Étrange sentiment ambivalent. Voyez comment, dans des choses si simples, si terre-à-terre, l’Inde me fait vivre des émotions nouvelles et bizarres. Pas même besoin d’aller courir les ashrams et faire la chasse aux gourous, comme le font nombre d’étrangers. Bien que l’omniprésence de la religion fasse incontournablement partie de l’expérience indienne, bien qu’elle donne une fascinante coloration à la vie, ce n’est pas la raison première de mon séjour ici. Mais mon expérience spirituelle à moi passe par d’autres chemins, en apparence plus laïques.
C’est à regret que je finis par réussir à m’arracher à ce lieu béni, intemporel. Je quitte Lodi Garden, m’engage sur un des larges boulevards bordés de grands arbres qui cachent des résidences cossues logeant des membres du parlement, des officiers haut-gradés, des amiraux retraités, des fonctionnaires de haut rang. C’est Lodi Estates, sorte de complexe résidentiel gouvernemental de luxe pour les membres de l’élite. Chacune est entourée de murs, de clôtures souvent surmontées de barbelés; les guérites jouxtant les grilles d’entrée sont presque toutes gardées en permanence. Les caméras de surveillance sont omniprésentes. C’est une autre Inde que celle qu’on imagine effroyablement vétuste, misérable et crasseuse (et il y a effectivement beaucoup de ça). Ici tout est impeccable, verdoyant, spacieux, luxueux. L’Inde, évidemment, n’est pas que pauvre! Richesse ne va pas sans pauvreté et, ajouterai-je malicieusement, la première ne pourrait exister sans la seconde. Faut bien garder nos pauvres si on veut rester riche, n’est-ce pas! Le contraste est marqué. Entre les bidonvilles qu’on aperçoit du chemin de fer en entrant dans une grande ville comme Mumbai (parait qu’elle abrite les plus grands au monde – je vous parlerai de ça si j’y vais), et les quartiers riches, un univers, treize milliards d’années-lumière. Heureusement, il y a un assez gros entre-deux, une classe moyenne forte de dix fois la population canadienne, qui s’achète des bagnoles, loge dans des appartements fort convenables, magasine dans des centres d’achat tout aussi fastueusement ostentatoires que les nôtres. Hier soir, justement, Puneet m’a invité à aller le rejoindre dans un quartier au sud d’ici, afin de rencontrer des amis à nous. La promenade grisante en auto rickshaw de par les vastes boulevards verdoyants, longeant instituts, universités, édifices gouvernementaux, grands magasins, sièges de compagnies, jolis parcs, grands appartements à l’architecture moderne et chaleureuse, m’a fait voir une autre facette de cette ville décidément fascinante par l’étendue de son spectre d’aménagements.
Partout, évidemment, cette circulation intense, du monde le long des rues, ce brouhaha chaotique, mais en version plus moderne, plus propre que dans le quartier fort modeste que j’habite. Et au bout d’une vingtaine de minutes excitantes de slaloms entre les camions, de dépassements dangereux et de virages inquiétants (Vishnou veille, semble-t-il), nous arrivons devant un très luxueux centre d’achats, à l’architecture avant-gardiste devant laquelle nos mornes mégacentres de banlieue sis au milieu d’océans d’asphalte sont de scandaleux affronts à la vue. Ici, les stationnements souterrains permettent d’entourer le complexe d’aménagements paysagers accueillants, à échelle humaine. Les fontaines côtoient les terrasses, de grands palmiers ornent l’ensemble. Mais c’est pour les riches. A toutes les entrées, des agents de sécurité armés mais très courtois nous fouillent après notre traversée des détecteurs de métal. L’intérieur étagé en mezzanines rappelle certains centres d’achat comme on en trouve au centre de Montréal. Pour ce qui est des luxueux commerces qui s’offrent à nous, on pourrait être dans n’importe quelle capitale, les mêmes grandes marques s’affichent. C’est absolument sans intérêt pour moi, mais cela fait néanmoins partie de l’expérience indienne, ne serait-ce que parce que cela représente pour beaucoup ici un idéal enfin accessible: la société de consommation. Gardons-nous, qui venons de ce monde de richesse, de juger un peuple dont une part n’accède que maintenant à ce statut, après des siècles de misère matérielle. Ils ont bien le droit de ne pas vouloir crever de faim dans la crasse!
Évidemment, le gaspillage qu’implique notre déplorable mode de consommation est hautement insoutenable, et les effets dans ce pays qui est déjà une catastrophe environnementale ne sauraient être que proprement désastreux. C’est extrêmement inquiétant. Dire qu’il y a la Chine à côté qui fait pire… Quels lendemains pour l’humanité! Quel méchant exemple l’Occident a-t-il donné au monde!!
Mais elle est surprenante cette humanité, justement. Comme ces pays, surpeuplés, vont certainement “frapper un mur” plus vite que nous autres dans notre vaste continent encore largement sauvage, ils seront forcés de prendre avant nous un certain virage vert (et à voir comme on conduit ici, je constate qu’ils peuvent les prendre assez vite, les tournants!). Dans quelques courtes décennies c’est nous qui serons à la traîne. Des innombrables universités et instituts scientifiques sortent chaque année des centaines de milliers de diplômés, avec des connaissances de pointe et surtout, une nouvelle conscience environnementale et planétaire. L’espoir, quoique mince, est encore possible. De toutes façons, nous n’avons pas le choix – abdiquer serait fatal.
Quand il n’y aura tout simplement plus de place pour mettre toutes les voitures, quant toutes les surfaces asphaltées seront pavées d’une couche de véhicules, faudra bien trouver une autre manière de faire…
Attablés dans une aire de repas, comme chez nous entourée de comptoirs de fast-food de différentes cuisines, dans cet indécent centre d’achat qui m’a lancé sur ces considérations philosophiques, nous avons jasé sans voir le temps passer. J’étais bien content de revoir Supriya, une des volontaires rencontrées à SECMOL. Nous avons échangé des nouvelles de ceux et celles avec qui nous sommes encore en contact. J’ai parlé de Sergey, mon ukrainien compagnon d’expédition dans l’Himalaya, qui passera ici en mai, en route pour le Ladakh où il retournera dans un centre de méditation bouddhiste. Jyoti est en partance pour un tour du monde, Sohini est toujours impliquée socialement, comme Puneet et Supriya en Inde, et les autres en Europe ou en Amérique. Submergés de mauvaises nouvelles planétaires, devant tant de catastrophes prévisibles, au milieu de la misère, il est inspirant de voir qu’autant de gens, animés de si bonne volonté, travaillent très activement à faire advenir quelque chose de meilleur. Sans nécessairement être religieusement inclinés, tous ont trouvé un sens transcendant à leur vie. Bientôt j’aurai le plaisir de découvrir le travail que fait PRAVAH, l’ONG pour laquelle travaillent Puneet et Farhad.
Je termine le message d’aujourd’hui par un gros merci à Puneet et son grand frère Amit, qui m’ont courtoisement prêté à tour de rôle leurs portables respectifs pour m’adonner à l’écriture, me permettant de sauvegarder mes textes sur ma clé USB. Autrement je devrais me taper des heures pénibles dans les cubicules exigus du microscopique cyber café du coin, où l’éclairage inadéquat gène la vision des touches aux lettres presque effacées, mal assis sur des bancs inconfortables trop hauts pour la hauteur de l’écran, et en ressortir les yeux fatigués avec des courbatures et un mal de cou!
Et si vous saviez le mal que j'ai, juste pour essayer de me loguer sur Yahoo! Faut souvent m'y prendre à quinze fois... des ordinateurs à vapeur, vous dis-je!!!!!

Namaste
Épîtres indiennes 2010 - 3
Jeudi soir, 23 heures. Je viens de rentrer d’une autre agréable promenade en ville; une longue marche m’a amené jusque près de Qutub Minar dans le sud, mais je n’ai pas eu le temps de visiter le célèbre minaret, le plus haut d’Inde, car je devais revenir dans “South Ex” rencontrer Puneet vers six heures pour aller souper en ville avec des amis. Nous sommes sortis dans Paharganj, un vieux quartier très touristique de Delhi. C’est plein d’étrangers et, conséquemment, plein de boutiques de souvenirs et de cossins. À moins que ce ne soit l’inverse. Enfin, quoi qu’il en soit, nous avons eu bien du plaisir, attablés en cette terrasse sur un toit, sous la lune qui s’emplit de nuit en nuit.
Je suis dans la pièce chez mes amis. La mère de Puneet regarde la télé, une de ces innombrables téléséries. Umrau, le jeune frère, joue sur le mini portable de l’aîné Amit, ce dernier déjà couché par terre sur le mince matelas qui sert de lit (on les roule le jour). Il écoute une imbuvable toune qui fait un bruit de kécanne, et enterre partiellement la superbe musique indienne qui accompagne ce passage de l’émission. Je m’affaire sur l’ordi de Puneet, qui me l’a prêté avant de repartir chez des amis. Il devrait être de retour bientôt.
La petite souris vient faire son tour près du sanctuaire dans le coin de la pièce à ma gauche. L’autre jour un des chats du coin a laissé un cadeau sur le pallier: des pattes, des tripes, une queue et un peu de poil d’un rat qu’il avait dévoré. Sans doute pour cette raison ferme-t-on les portes de l’appartement la nuit…
Comme je vous l’ai déjà dit, madame est très pieuse et écoute… religieusement les diffusions en direct de diverses cérémonies, tantôt Sikh sur le poste du Punjab, ou Hindoues sur un autre poste. La “messe” Sikh, retransmise en direct du Temple d'Or d'Amritsar, leur capitale religieuse et culturelle, est une affaire sérieuse, et semble ne jamais avoir de fin, sans doute parce que Dieu joue non-stop depuis toujours. Une auguste congrégation de barbus enturbannés dont la couleur de la pilosité trahit chez la plupart une jeunesse déjà éloignée, est assise autour d’un leader qui psalmodie, accompagné d’une jolie musique que Dieu ne doit pas dédaigner. LE Livre sacré (l’exemplaire original je suppose) gît sous une pile de “nappes” de fins tissus brodés assurément très précieux (excellente façon d’éviter que chacun des millions de pèlerins qui passe par-là y mette ses doigts sales!). Derrière le lecteur, au-dessus de l’amoncellement de tissus, un autre barbu fait des sparages avec une sorte de plumeau très fancy. Intrigant… Tout en me faisant en riant, pour moi-même, la réflexion que le type avait l’air de chasser des mouches, je me disais que, bien sûr, ce n’était pas ça du tout et que la véritable raison de son activité devait éternellement échapper au pauvre étranger ignare et impie que je suis condamné à demeurer. J’ai fini par demander, et j’ai été fort surpris de constater que pour une rare fois, en affaires religieuses indiennes, j’avais tort de croire que j’étais dans l’erreur, car j’avais raison: le gymnaste au plumeau s’assure que les mouches ne s’approchent pas du sacré livre. Sans leur faire de mal, comme il se doit, bien sûr. Avouons qu’un Livre Sacré couvert de chiures de mouches, fut-il dans un temple d’or, c’est pas vendeur…
En regardant distraitement ces émissions je passe mon temps à me faire ce genre de réflexions irrévérencieuses (en espérant qu’alentour on ne lit pas mes pensées); parfois le fou rire me prend, et je fais semblant de tousser, commodément. Hmmphhmmm. Hmmm. Malgré le respect que je porte aux croyances des gens je ne pense pas que les religions devraient être si sérieuses et qu’il faille se composer une circonstancielle face de carême pendant des cérémonies interminables. Ce qui m’inspire sans cesse ce genre de pensées iconoclastes et me vaudrait certainement un long séjour expiatoire en purgatoire, si seulement j’y croyais. Mais je suis sûr que Dieu est quelqu’un qui aime rire et surtout jouir de la vie – sinon pourquoi SE donner la peine de SE faire un tel show? S’Il/ELLE existe, ELLE/IL se fout de mes irrévérences, et si EL/IL n’existe pas, S’en fout encore plus!
Ayant donc abordé de manière humoristique la question religieuse, poursuivons donc sur un ton un peu plus factuel. Hier Selina m’a proposé de l’accompagner avec son jeune fils Umrau à Vrindavan, haut lieu de pèlerinage Hindou. C’est là qu’est né Krishna, il y a quelques millénaires. Comme la grande fête de Holi qui semble liée à ce dieu commence dans trois jours, des dizaines de milliers de pèlerins affluent présentement vers la petite ville, qui se trouve prise d’assaut par les foules. L’Inde étant démesurée en toutes choses, on trouve ici non pas un, mais des centaines de temples dédiés à cette importante divinité! Des petits, des anciens, des tout neufs, des gigantesques, de modestes structures, de riches édifices aux architectures recherchées, de toutes les couleurs. Évidemment le siège mondial de la secte des adorateurs de Krishna se trouve ici, au cœur d’un énorme et très riche complexe, fort fréquenté. À l’entrée de la ville, située à quelques kilomètres à l’est de la grand’route Delhi-Agra, une gigantesque statue polychrome de Krishna nous accueille du haut de ses trente quelques mètres. Je trouvais la capitale bordélique, mais ici c’est encore pire: rues défoncées, boueuses, dizaines et dizaines de rickshaws bondés, de voitures et de motos qui tentent péniblement de se frayer un chemin dans la masse humaine compacte. Un air de fête, une explosion de couleurs, de la musique, des cris… et naturellement l’habituel concert de klaxons, amplifié par l’exiguïté des rues dont les maisons réverbèrent le son. Sur les toits, dans les arbres, jusqu’au sol, s’amusent des milliers de petits singes adorables mais espiègles, contre lesquels on nous met en garde: Ils volent souvent les sacoches, même les lunettes que nous avons sur le nez! Jamais vu autant de Swamis et Sadhus par pied carré que dans ce bled! Et des hordes de mendiants, que trop de gens ignorent. Je donne à quelques-uns, mais moi aussi je dois à regret laisser les autres à leur sort – on ne peut pas donner à tout le monde.
Nous parvenons lentement vers le temple que mes amis désirent visiter. Vaste enceinte murée entourant un parc de petits arbres, au milieu duquel sont sises quelques “chapelles” où les fidèles se pressent: C’est le jardin de Krishna. Il est tard et le temple fermera bientôt jusqu’au lever du jour, car la nuit le Maître des Lieux vient faire son tour, danser et batifoler avec ses gopis (des bergères qui sont ses compagnes, disons…), manger les offrandes que les pèlerins lui ont apporté. Quiconque resterait ici deviendrait aveugle, ou serait emporté, m’affirme-t-on fort sérieusement. Hmmm. Je comprends que dans les circonstances Il préfère éviter les spectateurs, mais ça me rappelle mon enfance: vers mon cinquième Temps des Fêtes, j’avais osé déclarer à mes parents mon intention de coucher sous le sofa du salon le Grand Soir, afin d’apercevoir le fameux et mystérieux Père Noël venir déposer les cadeaux sous le sapin illuminé. On m’a refusé la permission, avec toutes sortes d’excuses de grandes personnes sérieuses. Un doute profond s’est alors insinué en mon esprit… Déjà l’incrédulité s’installait chez moi. S’cuze-moi “K”!
Plus tard, nous avons été dans un autre temple faire offrande de superbes guirlandes de fleurs et de friandises sucrées, dont “K” parait très amateur. J’espère qu’il a un bon dentiste. Bachant, voyons, là, ça va faire les facéties irrespectueuses! Mais non, pas de problème, Krishna est justement reconnu pour sa gaieté et son sens de l’humour. À tout prendre, je préfère un Dieu de même qu’un pileux austère atteint de névrose contrôlante qui trippe cantiques à l’éternité longue, entouré d’anges asexués! Doit s’emmerder un peu, le nôtre… créé à l’image de nos pieux Papes de jadis. Ce second temple était rempli à craquer de pèlerins enthousiastes. Un swami se préparait à discourir lorsque nous avons quitté, à cause de l’heure avancée et de la longue route du retour. Au fil du dédale de rues toujours encombrées de dévots, Selina me montre un vaste temple de plusieurs étages, moderne, très éclairé par de gros projecteurs, plein à craquer. C’est de là qu’était transmise en direct une émission que nous avions vu dans l’avant-midi.
Voyager de nuit sur les routes indiennes me fascine – jamais la vie ne s’arrête, sauf hélas pour les quelques malheureux chiens errants écrasés et la pauvre vache que nous avons aperçue gisant au milieu de la chaussée. Des autobus et des camions puants circulent toujours en grand nombre, 24 heures sur 24. De nombreux dhabas (restos de bord de route) jalonnent le parcours, illuminés le soir de guirlandes de lumières colorées, ce qui donne comme un air de Noël. L’entrée dans les faubourgs de Delhi, par Farhidabad qui est une énorme banlieue sud, est presque aussi pénible que la sortie en début d’après-midi, qui nous avait pris deux heures. Tout est bouché et nous avançons à peine, baignés dans la fumée d’échappement du convoi de véhicules lourds quasi stationné-là. Tout est démanché, défoncé et poussiéreux, car on construit une voie élevée, qu’ils appellent ici “flyover”, sorte de Boulevard Métropolitain en plus haut et plus large que celui de Montréal, sur des dizaines de kilomètres (et il y en a d’autres en construction ailleurs dans la ville). Dans l’espoir d’un achèvement avant les Jeux du Commonwealth, le travail se poursuit jour et nuit – il est près d’une heure du matin, et on aperçoit des ouvriers opérant de très imposantes et ingénieuses machineries destinées à soulever puis déposer sur les piliers les sections de tablier préfabriquées. On érige aussi une voie de métro surélevée, parallèlement; ce n’est que l’une des quelques-unes qui devraient ouvrir cette année. La taille des travaux est proprement colossale, proportionnelle au dérangement qu’elle cause dans la circulation déjà cauchemardesque en temps normal. Pauvres Delhites! Dire que dès leur complétion, ces autoroutes seront aussi congestionnées que les autres: le nombre de voitures à Delhi s’accroît en moyenne au rythme de 1200 par jour, m’a-t-on dit.
Avant d’offrir, l’Inde exige beaucoup de ceux qui la visitent (et de ceux qui l’habitent!). Elle sollicite les nerfs, le système immunitaire, l’endurance physique, la tolérance au bruit, à la chaleur, la pollution de l’air, aux mauvaises odeurs; elle impose une patience infinie devant la complexité et la lenteur des choses, une ouverture d’esprit devant des attitudes incompréhensibles (pour nous), demande une foi en son chauffeur d’auto rickshaw qui roule à tombeau ouvert, une sorte d’acceptation fataliste et de lâcher prise philosophique devant les obstacles à notre volonté et l’impossibilité de faire bouger les choses… L’Inde nous submerge de sensations, suscite des émotions, force la réflexion, nous confronte à nos valeurs (et mon voyage ne fait que commencer!). Pour la première fois depuis trop longtemps, j’ai l’impression de me remettre à penser. Maudite routine qui tue par engourdissement confortable!
Je Suis là. Présent à tout ce que ce monde m’envoie. C’est intense. Comme une méditation Zen en continu. Et ça brasse le dedans. L’amalgame d’impressions me déstabilise, l’intériorisation qu’elle engendre me reconnecte. WOW, j’avais presque oublié qu’il y avait quelqu’un ici-dedans! Des liens se font peu à peu entre des fragments d’intuitions qui percolent jusqu’à ma conscience. D’évanescents filaments de sens font jonction, prennent un peu de concrétude. Roulant hier à travers la campagne, dans la lumière dorée de ce chaud et moite après-midi, en cette terre ancienne, je me sentais curieusement jeune et vieux à la fois. La même impression m’avait envahi l’autre jour, dans le splendide jardin entourant le tombeau de Safdarjung, ainsi qu’à de nombreux moments depuis. Non, je n’étais pas en train de me remémorer des faits de mon enfance, ou encore des sentiments vécus alors: J’habitais ceux-ci. Comme si je touchais à quelque chose qui me hantait depuis longtemps, dans mes songes, mais que je n’arrivais jamais à saisir. Ces impressions que j’avais au réveil, sans pouvoir décrire le rêve qui me les avait fait vivre. Le mur de la subtilité. Le seuil de la transcendance. Un peu de magie dans l’air.
L’émerveillement enthousiaste de l’enfance, son innocence vivifiante, sa joie simple devant la nouveauté, sa soif des possibles encore inconnus, les désirs fous non refrénés de la prime jeunesse. Et en même temps la sagesse du vieillard que je vais (peut-être) finir par devenir, ses connaissances, son expérience, son mûrissement, son détachement du monde, sa préparation pour l’étape suivante du Grand Cycle. À la fois présent dans ces deux âges et partout entre eux, j’étais en fait comme hors du temps. Oui, l’Inde me fait voyager dans le temps. Dans le mien, celui de ma vie.
Et aussi dans celui de l’humanité. Cette terre a été parcourue depuis avant l’Antiquité par d’innombrables tribus et peuples. Chaque caillou fut témoin d’un fragment de l’Histoire du monde. Les plus grands ont foulé cette terre, les conquérants y sont passés, les sages y sont nés, les disciples sont venus s’y instruire. Même Jésus y a été formé, et est revenu y finir ses jours, au Cachemire. Évidemment l’Église Catholique réfute la chose, mais un ensemble de faits historiques et archéologiques bien établis pointe résolument vers cette conclusion (pour ceux, chrétiens comme athées, qui seraient intéressés à revoir le Christ sous un nouvel éclairage, voir le livre “Jesus lived in India” de Holger Kersten, traduit en de nombreuses langues, dont certainement en français, probablement sous le titre “Jésus a vécu en Inde”). Toutes les religions s’y côtoient, la science y puise d’importantes sources, et des phénomènes surprenants qui semblent défier la raison y sont toujours courants…
Le Savoir et la Sagesse semblent suinter de chacune des milliards de vieilles pierres desquelles sont construits les millions de temples de cette contrée dix fois millénaire. D’autres sentiments moins nobles mais aussi humains ont présidé à l’érection de milliers de forts ou de palais. Tous ces monuments donnent une concrétude aux lectures historiques que j’ai pu faire dans ma vie, aux films que j’ai vus, aux récits entendus. Tous ces amalgames de souvenirs s’ancrent ici dans une forme matérielle qui s’impose à mes sens, contribuant à mon étrange sentiment d’intemporalité.
Le reste des élucubrations intérieures générées en mon esprit est de la psychologie, presque de la psychanalyse. Je vais devoir les réserver à la seule personne concernée, l’humble auteur. Désolé, chères lectrices et lecteurs que j’avais peut-être mis en appétit, ce ne sera pas la confesse ni « Tout le Monde en Parle ». Je vous laisserai à vos propres méditations, que je vous souhaite fort heureuses et fructueuses.
Namaste
Épîtres indiennes 2010 - 4
Depuis un bon moment on me parlait de la fête de Holi. Elle était dans l’air depuis quelques jours, mais c’est aujourd’hui que ça se passe! Il règne un intense tintamarre de musiques religieuses festives, de cris, d’exclamations et de rires. Nous sommes lundi le premier mars, c’était hier la pleine Lune.
Je ne me lancerai pas dans une explication sur le sens et l’origine de cette très ancienne fête religieuse (Wikipedia vous informera), mais mentionnons qu’elle est liée à certains événements de la vie de Krishna et des personnages qui y jouent un rôle. Dans la pratique, c’est une fête de couleurs, et de bruit! Les Indiens deviennent fous, lancent de l’eau colorée avec des fusils à eau, des ballons pleins de teinture, des chaudières d’eau colorée du haut des balcons, du colorant en poudre. Les étals des rares boutiques ouvertes aujourd’hui (jour férié en Inde) sont couvertes de sacs de poudre de couleurs stridentes, presque fluorescentes. Les enfants s’amusent follement; certaines personnes poussent même le défoulement jusqu’à lancer de la bouse de vache ou de la boue (et celle des rues en ce pays est effroyablement dégueulasse!!). La veille de Holi un peu partout les gens font de grands feux de joie, comme chez nous à la Saint-Jean, mais en nombre beaucoup plus impressionnant. Déjà depuis vendredi, on aperçoit des gens barbouillés de couleur. Mais c’est aujourd’hui le point culminant de cette manifestation: mes amis ont refusé de mettre le nez dehors ce matin, me mettant en garde contre les éclaboussures colorées. Parcourant notre rue du regard on voit les enfants lancer de l’eau, il y en a sur les murs, cela dégouline de tous les balcons, la rue est couverte de flaques rouges, bleues, mauves, vertes…
J’ai hésité un bon moment, ce bain de couleurs ne m’inspirait guère, mais finalement las de lire et de regarder la télé (toujours allumée ici, comme dans la plupart des maisons), je me suis décidé à sortir, choisissant des vêtements que j’acceptais de voir durablement colorés. Les premières éclaboussures n’ont pas tardé! Une petite douche de rose fuchsia, puis un peu de poudre mauve, suivi de mousse rouge dans les cheveux, d’un peu de poudre bleue, puis turquoise. De-ci, de-là, j’ai récolté un peu de jaune et d’orange qui sont venus équilibrer la palette de pigments. Je me méfiais des jeunes gens qui se tenaient près des groupes de vaches… mais ce sont finalement de vieilles dames dignes en sari qui m’ont lancé en riant malicieusement des poignées de bouse, que j’ai pensé avoir évité de justesse. Une inspection de mes vêtements au retour a cependant révélé qu’un des projectiles avait atteint sa cible – la face postérieure de mon pantalon. Partout les gens sont en liesse, rient, s’aspergent, se taquinent, se souhaitent “Happy Holi!” ou “Holi Mubarak!”. C’est très bruyant, mais joyeux. Ces gens, comme il est de mise dans les pays chauds, semblent ignorer l’usage d’un bouton de volume (ce qui fait qu'on peut le baisser au lieu de laisser le son au maximum!) alors la tonitruante musique religieuse de la télé ou des haut-parleurs devant les temples envahit les rues. Krishna doit être content, lui qui a le sens du party! Une famille m’a invité à entrer dans sa demeure, m’a offert des friandises sucrées et du cola. La promenade fut fort drôle et agréable. J’ai pris beaucoup de photos, tout le monde se prêtant avec plaisir à l’exercice, me photographiant aussi en retour. Moi, si drabbe habituellement, je suis devenu un personnage coloré… et j’en fus quitte pour une bonne douche et une session de lessive.
Samedi, mes amis (Puneet en moins) ont célébré une puja, la veille de Holi, en faisant une cérémonie, présidée par le prêtre de famille (n’ont pas de médecin de famille eux non plus, mais ils ont le prêtre!). Petit autel à Krishna, décoré de guirlandes de fleurs oranges, prières, offrandes de grains de riz, d’eau “bénite”, de fruits, de fleurs, d’une sorte de “ketchup” rouge (Dieu me pardonne!!) dont le pandit nous badigeonne le front, longue lecture d’épisodes de la vie du dieu. Curieusement, pendant la cérémonie, on a laissé la télé allumée, et les superbes filles se trémoussant au son d’une musique endiablée (je sais que le choix du mot détonne un peu dans le contexte…), sur l’écran juste derrière la tête du prêtre, juraient un peu avec le décorum qui aurait été de mise dans les circonstances, tout en créant une agréable diversion au rituel un peu longuet et répétitif, surtout quand on y comprend pas un traître mot. Mon Sanskrit est infiniment limité. À quelques reprises des cellulaires ont sonné: celui d’Amit, qui a répondu, puis ensuite celui du prêtre, qui a oublié son pieux discours pour une minute. J’imagine mal un de nos curés interrompre la messe Pascale pour prendre un appel… (à moins que ça ne vienne du Très-Haut!)
Depuis trois jours les émissions d’information montrent comment les gens célèbrent Holi dans différentes régions du pays, ou présentent des spectacles à grand déploiement de Bollywood: Imposantes chorégraphies très rythmées, synchro comme toujours, avec une musique incroyablement énergique, très indienne mais à des années-lumière des ragas méditatifs de Ravi Shankar. On chante, danse, s’arrose, se trémousse. Je les regarde aller et il me vient quelques intéressantes réflexions. Les vêtements mouillés ont, comme chacun sait, cette remarquable particularité de coller au corps. J’émets prudemment l’hypothèse qu’à l’occasion de cette fête débridée, les indiens très prudes (les femmes sont toujours vêtues des pieds à la tête d’élégants saris ou de commodes salwar kameez) se laissent aller à ces excès autrement réprimés qui puisent peut-être leur motivation aux mêmes sources que celles qui engendrent chez nous ce phénomène d’un très haut niveau culturel – les notoires concours de wet T-shirt…
Une promenade dans les rues de ce quartier (Kotla Mubarak Pur) révèle un nombre impressionnant de temples, petits et grands, de “chapelles”, d’autels sur le coin d’un édifice, sous un arbre. Il m’est impossible de les compter, mais un estimé basé sur la fréquence à laquelle je les croise, et le nombre de ruelles parcourues par rapport au nombre de rues que je suppose exister dans ce pâté d’habitation de quelques kilomètres carrés, me permet d’avancer un chiffre de l’ordre du millier. Et cela exclut naturellement les autels ou sanctuaires intérieurs qui ornent sans doute chaque demeure… C’est inimaginable pour nous et c’est pourquoi je prends la peine de le souligner, afin que tous réalisent combien la religion est ici absolument omniprésente. Devant le guidon de tous les autorickshaws que j’ai empruntés ou que j’ai vus (sauf ceux de quelques très rares impies!), donc en permanence sous les yeux du conducteur, se trouvent des images saintes, généralement de Bajangbali, Krishna ou Shiva. A voir la manière inquiétante dont on conduit, je vais finir par croire qu’en effet, ces divinités font des miracles, cent milliards de miracles chaque jour. On se frôle souvent à cinq centimètres (non, je n’exagère pas – vous viendrez mesurer avec un galon!) et les nombreuses cabossures sur les autobus, camions et autorickshaws témoignent du fait que la distance entre les véhicules est en réalité parfois négative!
En après-midi Puneet m’a emmené visiter le campus de l’Université Jawaharlal Nehru (du nom du premier Premier Ministre de l’Inde après son indépendance). Il est situé au sud de la ville, dans de petites collines formées par un affleurement rocheux de beau granit rose, comme celui qu’on trouve dans nos Laurentides. Si l’immense agglomération est essentiellement plate, de telles formations rocheuses émergent ici et là, donnant un peu de relief fort bienvenu. Nous nous hissons sur un rocher qui dépasse le joli boisé qui couvre la majeure partie du campus. La vue porte loin dans toutes les directions. On peut apercevoir Qutub Minar au sud-est d’ici. La célèbre tour plusieurs fois centenaire a probablement été construite à des fins d’observation astronomique et de mesure du temps, pour servir ensuite de minaret à la mosquée bâtie alentour en des époques ultérieures. J’ai eu la chance de visiter le célèbre complexe il y a trois jours.
Sur notre rocher est venue nous rejoindre une des volontaires de SECMOL, Sohini, étudiante à Delhi, que Puneet avait rejoint sur son cell. Tout le monde marche avec ces gadgets-là maintenant, même plus que chez nous car très peu de gens ont une ligne fixe. Nous avons pris une bouchée à la cantine extérieure du campus, plaisante terrasse au cœur de la végétation. Des momos végé frits, des momos vapeur au poulet, bouffe tibétaine qui nous rappelle les bons moments passés ensemble à Leh il y a deux ans. Ensuite nous sommes allés faire un tour dans le vieux Delhi, nous sommes assis sur les marches de Jama Masjhid, l’énorme mosquée du centre-ville, fermée aux visiteurs à cette heure à cause de la prière réservée aux fidèles. Après une longue promenade, nous avons fini la soirée dans un resto-bar où est venu nous rejoindre Farhad.
Cet après-midi Puneet et moi sommes sortis dans le sud de la ville, près de l’India Institute of Technology, pour visiter le Green Park, joli morceau de jungle heureusement préservé. Y avons rejoint la copine de Archie, nous sommes ensuite promenés dans les ruines de Haus Khaz, palais royal dont les premières structures remontent à huit siècles. Quelle paix dans ces sites patrimoniaux! A chaque visite d’un tel lieu je plonge dans le temps. J’ai l’impression de recevoir une pelletée de siècles en pleine gueule…
Longue marche ensuite jusque chez les parents de ladite copine. Les deux sont enseignants, le père est professeur d’université, et doyen du département de gestion, alors que son épouse enseigne au secondaire. Nous avons eu d’intéressants échanges; ce sont des gens très cultivés, raffinés comme on aime avec raison imaginer les Indiens instruits. Ils m’ont posé beaucoup de questions sur le Canada, j’ai pu leur faire connaître un peu de l’histoire du Québec, contrée dont ils n’avaient que fort vaguement entendu parler (qui chez nous connaît le Maharashtra ou le Meghalaya?). Notre passé commun de colonies britanniques leur permet aisément de saisir la source de notre sentiment nationaliste… Nous espérons nous revoir lorsque je repasserai en ville.
C’est ce soir qu’Amit, le frère aîné, reprenait l’avion pour le Kazakhstan où il travaille dans le milieu hôtelier. La situation de l’emploi est telle en Inde qu’un nombre considérable d’Indiens doivent s’expatrier pour trouver un revenu décent. Je suis content d’avoir pu le croiser pendant les quelques brèves semaines où il a pris des vacances chez lui.
Il y aura bientôt deux semaines que je viraille dans la capitale. Bien sûr il y a énormément à voir, mais le sol commence à me brûler les pieds. Faut que je bouge – l’Inde est très grande et je dois utiliser judicieusement le temps que j’ai à ma disposition. Encore une journée à Delhi, et je prévois partir pour Jaipur au Rajastan. Une autre étape du voyage, un autre monde…
Namaste
Épîtres indiennes 2010 – 5

Dimanche 7 mars
Sikar, Rajastan
La “ligne juste”. La “voie du milieu”. Naviguer sur cette fine ligne est difficile. Je parle de celle qui semble gouverner notre regard et notre attitude envers les choses que nous voyons et les expériences que nous vivons. Entre le regard innocent porté sur la nouveauté étonnante, renversante, et l’habitude qui s’installe, érodant la sensibilité. Question d’être fonctionnel, il faut bien s’orienter, découvrir, s’habituer un peu aux aspects des lieux, aux manières de faire des gens (notamment, j’y reviens encore, à leur façon de conduire!!). Mais le regard ne doit pas s’engourdir pour autant, je ne veux pas fermer les yeux sur les multiples réalités de cet univers surprenant. D’heure en heure, de rencontres en découvertes, d’observations en expériences, de connaissances nouvelles en sentiments retrouvés, l’analyste au fond de mon mental ne cesse de formuler des opinions, des jugements, que j’ai appris avec un peu de sagesse à garder pour moi, au moins pour un temps.
Difficile, vraiment, de ne pas être choqué par certaines choses ici: environnement inimaginablement pollué, saleté répugnante, chaos apparent, pauvreté abjecte, religiosité fataliste, atavisme rétrograde et sexiste, bureaucratie et corruption, capitalisme sauvage…
Également difficile de ne pas être transporté aux nues par la gentillesse des gens, leur avenance, leur délicatesse, de ne pas être ébloui par les couleurs des vêtements, étonné par les décorations criardes des camions et des autorickshaws, celle des temples, de ne pas être enchanté par l’exquise cuisine aux infinies nuances d’épices (quoi qu’à prédominance nettement du genre “carburant à fusée”), de ne pas être étourdi par les musiques incroyablement variées qu’on peut entendre, de ne pas tomber sous le charme des visages. Enfants si mignons, fillettes adorables et timides, petits garçons agiles et rieurs, jeunesse svelte et énergique, femmes à la mystérieuse beauté envoûtante, hommes d’une autre époque, vêtus d’un dhoti, d’une kurta et d’un turban, dames âgées au visage marqué du poids des labeurs, vieillards barbus au noble faciès, sages Sadhus à la longue crinière blanche.
Des charrettes tirées par des chameaux, par des ânes, se faufilant entre les autobus et les autorickshaws, dépassés par des camions multicolores, côtoyant des bécanes antiques, tout ce flot de circulation incessant contournant les vaches qui traversent la chaussée, indolentes et insouciantes, avec des chiens endormis à l’ombre sur le bord du chemin, et des cochons fouillant dans les tas d’ordures. Et du monde, toujours du monde! Ce n’est pas notre boulevard de La Concorde à Pont-Viau!
J’ai passé trois jours à Jaipur, la bruyante et polluée capitale du Rajastan, agglomération comparable à Montréal de par sa population. La ville offre de très nombreux attraits touristiques, musées, temples, mausolées, forts, palais, bazars, aussi est-elle envahie de touristes, et naturellement, d’attrape-touristes. Un peu achalant. Descendu au Jwala Niketan Guest House qui m’avait été recommandé, j’y ai rencontré Vinod, le responsable du placement des volontaires de l’ONG pour laquelle j’ai choisi de venir travailler quelques semaines. Une autre volontaire était arrivée la veille, et Vinod nous a expliqué assez vaguement où nous irions et ce que nous ferions. Six autres sont présentement en poste à Sikar, mais n’enseignent pas tous dans la même école. Mercredi, jeudi et vendredi soir, Vinod nous emmenait dans un restaurant, après notre “leçon” de hindi et nos discussions d’orientation sur la situation en Inde. Jeudi et vendredi il a mis à notre disposition un chauffeur de rickshaw, qui nous a servi de guide, nous emmenant visiter plusieurs des sites: Palais du Maharadja et son musée d’une incroyable richesse (écœurante je dirais) – la famille, maintenant sans titre de noblesse, occupe encore une aile du bâtiment; Jantar Matar, site d’observation astronomique datant du XVIIIe siècle; un complexe de tombeaux de la famille des maharadjahs, une splendeur en dentelle de marbre, dans un lieu paisible; le célèbre Amber Fort, au sommet d’une des chaînes de montagnes qui s’étendent vers l’est et le sud de la ville; le “Monkey Temple”, dans la montagne également, où des milliers de singes adorables viennent prendre dans nos mains les arachides que nous leur offrons. Une source coule de la montagne, alimentant deux bassins dans lesquels se baignent joyeusement tous les primates, humains et simiesques.
Arrivé hier après-midi ici à Sikar, environ 110 km au nord-ouest de Jaipur. Connaissant la frugalité des ressources des organisations communautaires, je m’attendais à des installations vétustes, minuscules, plutôt miteuses ou sordides. On me considère souvent pessimiste, mais au contraire prévoir le pire est ma façon d’éviter d’être déçu: c’est généralement mieux que ce que j’imaginais. En effet, cette fois-ci c’est vraiment beaucoup mieux. L’ONG loge dans un genre de manoir ancien (ils appellent ça un “haveli”), formé d’une grande maison de deux étages, aux hauts plafonds (ce qui garde l’air frais au niveau du sol), et de quelques autres bâtiments autour d’une vaste cour toute en verdure, grands arbres et plates-bandes de fleurs. J’écris présentement dans le très agréable bureau, centre nerveux de l’organisation, dont la porte donne sur la cour, et les fenêtres à barreaux et volets du côté opposé ouvrent sur un autre espace de verdure et d’arbres adossés au mur d’une maison voisine. Quelle chance d’avoir cet espace paisible, propre, frais, dans un “petit” bled (probablement plus de 100 000 habitants, au pif… c’est pas grand pour l’Inde) très densément bâti, bruyant, poussiéreux et comportant généralement fort peu de verdure. (Allez voir sur Google Earth; nous sommes à peu près au centre de la ville, qui fait en gros 4-5 km de diamètre). La température est confortable à l’ombre, mais au soleil c’est un peu cuisant.
Il ne pleut normalement presque jamais en cette saison, mais hier soir nous avons eu droit à un bel orage, avec de fortes averses pendant plus d’une heure. Bien sûr l’orage a causé une panne de courant de plusieurs heures. Et ce matin il a été très difficile de se connecter à internet. Puis le net est retombé, je ne puis plus y aller dans le moment (ces lignes sont écrites off-line). Peut-être demain…
Nous avons été fort courtoisement accueillis par l’un des employés permanents, Yogesh, le jeune, sympathique et dynamique gestionnaire qui dirige l’ONG. Il loge sur les lieux, avec son épouse et leur fillette d’un an. Plusieurs autres permanents habitent et travaillent ici, dont Vikram qui s’occupe du “Women’s Empowerment”, et Sushila qui est en charge des repas. Comme c’est un organisme communautaire chacun est responsable de sa vaisselle et de son ménage. C’est bien comme ça, j’étais de plus en plus mal à l’aise de me faire servir par la mère de Puneet, qui refusait catégoriquement que je l’aide, séparation des rôles et statut d’invité obligent. Je loge dans le dortoir des garçons, qui compte cinq lits. Il n’y a présentement qu’un seul employé indien qui partage cette salle, je ne connais pas encore assez bien son nom pour oser l’écrire sans le déformer honteusement!
Les six participants déjà en poste sont partis pour une longue fin de semaine de quatre jours à Bikaner, pour un festival de chameaux (ben quoi, on a bien chez nous le festival du cochon, de la poutine, du camion…), et ne seront de retour que lundi soir ou mardi.
Nous commencerons donc demain matin le travail dans une des écoles, je ne sais pas encore laquelle. Vu mes “antécédents” de prof, il se pourrait que j’enseigne à des jeunes de classes plus avancées, soit l’équivalent du secondaire.
Je travaillerai également avec Yogesh et Vikram à la rédaction en anglais des rapports d’activité de l’organisme. C’est en effet la fin de l’année fiscale, comme chez nous, et ils doivent rendre des comptes. Il se pourrait que nous contribuions aussi à l’élaboration de documentation et de textes qui serviront au site web encore en projet…
Le programme de volontariat en éducation dans lequel je participe n’est qu’un des volets de l’action humanitaire de la fondation Jamnalal Kani Ram Bajaj, fondée par un extraordinaire philanthrope. Elle est également active dans le domaine social, en santé communautaire, en agriculture, et œuvre pour l’émancipation de la femme. Jamnalal Bajaj, né en 1889, dont je viens de terminer la lecture d’une courte biographie, était véritablement un saint homme. Sa jeunesse est une exemplaire quête de sagesse spirituelle. Après avoir fait vœu de renoncement aux biens matériels il a hérité, bien malgré lui, des richesses et des grandes entreprises de son père adoptif lors de son décès, ainsi que des responsabilités familiales inhérentes – noble raison pour laquelle il a accepté de poursuivre le travail paternel dans un champ d’action qui lui était presque répugnant. Pour être conforme à ses purs idéaux de simplicité volontaire et de compassion, il s’est, entre autres actions, défait des vêtements importés de l’étranger, tout comme Gandhi l’avait déjà fait, pour ne se vêtir que de coton rustiquement tissé à la main en Inde (”khadi”); il a introduit des pratiques d’honnêteté rigoureuse dans les affaires, envers les clients, les fournisseurs et les employés, jeté les bases du concept de commerce équitable, il a toujours très bien traité ses travailleurs, leur est souvent venu en aide. S’est porté à la défense de la cause de l’indépendance indienne (“Swaraj” : Littéralement, auto-gouvernance) sous l’infâme Raj Britannique après avoir été témoin des injustices faites à ses ouvriers par les méprisantes autorités coloniales. S’est approché du Mahatma Gandhi, dont il s’est fait disciple, avant de lui demander de l’accepter comme son fils adoptif, ce à quoi Gandidji a acquiescé. Il a côtoyé tous les grands hommes et femmes de cette époque charnière de l’histoire indienne, sages, intellectuels, artistes, politiciens, leaders religieux, gens d’affaires, représentants de mouvements paysans… Il a fait bâtir un temple où les Harijans (ou Dalits, ou Intouchables, de la plus basse des castes hindoues) auraient le droit d’aller, ce qui leur était normalement interdit. Il a lutté pour renverser les préjugés à leur égard, mouvement qui a heureusement été suivi, et a largement contribué à leur émancipation. Il a participé à des manifestations pacifiques pour libérer son pays (des “Satyagraha”), et est allé en prison à plusieurs reprises pour la Cause. Il a fait don de richesses énormes générées par ses nombreuses entreprises, qu’il a ainsi presque mises en faillite mais que ses fils ont heureusement redressé, tout en maintenant l’idéal paternel. C’est de cette source que proviennent une part des fonds qui permettent à cette organisation-ci de fonctionner. Il s’est retiré de ses nombreuses fonctions publiques vers la fin de sa vie, pour s’occuper d’une vache, être muet et placide, pour qui il avait une grande dévotion. L'idée paraît saugrenue ici, mais pas en Inde, et il y a même un mot pour la désigner : goseva. Il est mort subitement en 1942. Gandhi, qui devait lui survivre encore six années, fut extrêmement peiné par son départ, qui a causé un grand émoi dans tout le pays. Toutes les personnalités sont venues à ses funérailles, les éloges ont plu, les discours ont coulé.
Il est émouvant de participer, même très modestement, à une œuvre en partie rendue possible par les idées et les actions de ce grand homme, et de loger dans une maison qu’il a peut-être habité à certains moments de sa vie.
Épîtres indiennes 2010 – 6

Les journées sont longues et tranquilles. Il ne se passe pas grand chose dans ma vie. Je ne dis rien. J’ai tout ce qu’il me faut. Même de l’ombre. Je ne me soucie de rien. Il y a toujours un coin confortable. J’aime bien fouiller ça et là dans les tas sur le sol, on trouve de délicieux trésors, certains jours. Plusieurs m’accompagnent, mangent aux mêmes sources que moi. Les créatures étranges, celles qui marchent sur deux pattes, sont toujours très pressées. Les autres, celles que je ne vois pas marcher mais qui avancent vite et bruyamment, font toujours un détour pour m’éviter. Enfin presque. Parfois mes cornes ou ma queue mangent un coup. J’aime cette vie. Mieux que l’autre avant, où j’avais beaucoup souffert, comme humain…
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Faut se lever de bonne heure pour être musulman. Cinq heures trente, premier appel à la prière. Les haut-parleurs crient la voix de l’imam et portent la parole du Prophète. Et si ça peut inspirer aussi nos voisins hindous, ça ne leur fera pas de tort, ceux-là, avec toutes leurs divinités compliquées. Ils peuvent profiter qu’on les réveille tôt pour se mettre à leurs propres dévotions. Feraient mieux. Dieu sera sévère avec les infidèles…
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Megan, la jeune anglaise qui m'a précédé d'une journée à Jaipur, sera jumelée avec moi pour le travail dans les classes, car malgré le cours de deux mois qu’elle a suivi à Delhi sur l’enseignement de l’anglais langue seconde aux adultes, elle ne se sent pas du tout d’attaque pour prendre en charge un groupe seule.
Le lundi fut « perdu » en présentations quelque peu protocolaires. Nous avons été très très bien accueillis à l’école secondaire pour filles qui jouxte l’école primaire, nous avons été reçus par madame la directrice. On me considère comme un érudit. J’ai beau expliquer que je ne suis qu’un prof de secondaire, on me traite avec grands honneurs et égards, beaucoup trop (quand je pense à la manière dont on nous traite chez nous...). Je suis mal à l’aise, mais je n’y puis rien, c’est comme ça. Presque toute la matinée s'écoule en formalités, présentations, attente. Nous ne comprenons pas trop ce qui se dit, ce qui se passe, ce qui nous attend ensuite. Devendra, notre traducteur, fait son possible, mais lui-même est un peu dans le flou…
Bon, passons sur le lundi. Le mardi sera-t-il plus productif? Nous faisons un bref passage dans une première classe, mais on ne nous a pas encore dit que nous n’y serions que moins d’une demi-heure. Le temps de nous introduire et déjà on avait bouffé la période. Nous ne connaissons pas le programme, le niveau où les élèves sont rendues. Nous improvisons des exercices de conversation au tableau. Ce tableau! Une dalle de ciment qui fait relief d’un pouce par rapport au mur, couvert d’une peinture noire trop lisse. La craie glisse, marque peu, casse en accrochant les craques, bosses, aspérités et fissures de la surface. J’en ai passé plusieurs. Pénible. Les élèves ne voient pas très bien, même si je m’efforce de sortir mon “écriture du dimanche”.
Le mercredi notre traducteur était malade et a du s’absenter. Le substitut (qui travaille habituellement avec les autres volontaires) n’est pas venu nous chercher. Vers dix heures trente, comme l’avant-midi passait et que j’étais las d’attendre, j’ai décidé d’aller a l’école à pied. C’est à 1,83 km d’après mesure sur Google Earth (c’est moi, le CyberNul notoire qui l’ai installé sur leur ordi!). Vikram m’a dit qu’un autre allait venir et nous emmener dans une classe du primaire à la place. Nous n’étions pas préparés. L’institutrice s’est fait tasser par notre arrivée. J’étais très mal à l’aise de cet état de choses. Ce que nous avons fait avec les enfants elle aurait pu le faire, nous avons été parfaitement inutiles, et lui avons volé son temps. Elle nous a demandé quelles étaient nos qualifications. Megan lui a répondu qu’elle venait de terminer l’Université, et l’autre a répondu “Non!” Inutile de s’obstiner et se justifier. Elle était vexée, et Megan fut blessée; moi j’étais désolé pour elle. Et elle n’a pas tellement l’air d’apprécier ma performance en la matière non plus. Elle a bien raison, même si je fais mon possible. Mais je comprenais parfaitement comment elle pouvait se sentir. Un intrus débarque de Mars et vient prendre ton groupe, interrompt ce que tu faisais; tu vois qu’il ne connaît rien mais que tout le monde est à plat ventre devant lui. Ce n’est pas ma faute si on m’a foutu dans cette situation embarrassante. Pour empirer les choses, notre traducteur, qui n’est pas Devendra et n’a pas le quart de ses compétences malgré sa bonne volonté, doit se rendre disponible à une autre volontaire dans une classe voisine, en même temps. Franchement, j’ai un peu hâte d’être ailleurs! Il y a des jours comme ça…
Après le cours, qui a fini par finir (au moins les élèves ont eu l’air d’apprécier notre implication, et mes mimiques théâtrales lors de la lecture des textes pour leur en faciliter la compréhension les ont bien fait rire. Pas sûr que la maîtresse d'école sérieuse a trouvé ça très drôle…), on nous fait passer dans le bureau du principal pour aller le saluer, en attendant notre “lift” et je sens qu’on va encore avoir droit à une tasse de tchai. Désolé pour mes amis Indiens, mais vraiment je dois dire que je déteste leur manière de préparer ce breuvage, qui est en fait un lait chaud très sucré et rendu beige par l'infusion de thé épicé. Quand je ne puis échapper aux règles de l’hospitalité, je m’exécute poliment, mais ça me gâche la journée. Aussi, quand c’est possible, je fais tout pour m’en sauver. Cette fois-ci je prétexte le fait que je veux absolument m’en retourner à pied, et réussis à quitter avant que quelqu’un ne revienne avec un plateau de tasses de ce thé imbuvable. Le prétexte est par ailleurs bien réel – je préfère marcher. Je retrouve sans peine le chemin de notre Bhawan.
En soirée, avec délicatesse et diplomatie, j’ai fait part de notre expérience un peu frustrante à Yogesh, et lui ai demandé de veiller à ce que ce genre de situations embarrassantes et possiblement conflictuelles ne se reproduisent plus, ni avec nous, ni avec d’autres volontaires. Pauvre lui, il s’est confondu en excuses! Mon but n’était nullement de me plaindre, je voulais simplement formuler une critique constructive, afin d’optimiser le travail des futurs volontaires et de maximiser l’aide que l’organisme sera en mesure d’apporter aux enfants.
Je suis tanné d’être pris en charge et d’être mis dans des situations où je ne comprends pas ce qui se dit. Tant qu’à faire, j’aime autant me mettre dans le trouble moi-même que de m’y faire mettre par quelqu’un d’autre! Et on nous emmène en autorickshaw tous les matins, alors que c’est une agréable marche de vingt minutes. Je connais le chemin, pour l’avoir découvert moi-même. La semaine prochaine nous nous passerons du véhicule. Plus de dépendance, d’attente, de gaspillage de ressources pour la fondation.(P.S.: Pensai-je...)
Je retourne à l’école dans l’après-midi, en me rallongeant un peu par les ruelles tortueuses, mais sans me perdre. Je poursuis ma marche loin au-delà, empruntant une route qui mène hors de la ville, vers le sud. Je suis enfin rendu dans la campagne. Moins de monde, plus de verdure. Des champs terreux ombragés d’arbres pas très grands, très épineux, qui forment un couvert rappelant celui de la brousse africaine, au Nord du Bénin ou du Togo.
Le jeudi et le vendredi furent corrects côté enseignement: Nous avons notre groupe jumelé de trois classes, assises par terre. Mais pas de tableau, car c’est une salle qui sert pour les rassemblements et la prière. Vous avais-je dit que le concept d’école non confessionnelle ici semble rare – peut-être que cela existe, mais je ne l’ai pas encore observé. Les symboles religieux sont partout: images saintes dans les classes au-dessus du tableau (là où nous mettions les crucifix chez nous), statuettes de divinités. On commence les classes le matin par une prière, bien sûr. Je sais que je rappelle des souvenirs aux plus vieux d’entre mes lecteurs québécois…
Vendredi après-midi nous nous sommes offert, comme il est de coutume chez les volontaires, une escapade hors de Sikar, qui n’est absolument pas une ville touristique. Ils avaient décidé d’aller à Pushkar, haut-lieu de pèlerinage hindou, où se trouve incidemment un des rares temples dédiés à Brahma dans toute l’Inde (suite à un mauvais sort jeté à cause d’une histoire de jalousie de couple qui a commencé avec un coup bas qu’il a fait à son épouse – Ah, ces dieux!). Nous passons obligatoirement par Jaipur et Ajmer, et arrivons en soirée. Outre les nombreux pèlerins hindous, on retrouve plein de jeunes étrangers à dreads vêtus de linge “écolo”, lousse et coloré, avec des piercings et des breloques. Quelques vieux comme moi, mais peu. C’est un notoire repère de trippeux, d’étudiants qui viennent s’éclater en Inde entre le lycée et l’Uni. Ma gang est aux anges, moi, beaucoup moins. L’atmosphère est agréable, relax, mais c’est vraiment trop touristique à mon goût. Le bazar est rempli de tout ce qui peut contenter de jeunes consommateurs indophiles: des fringues, des bijoux, de l’artisanat, de l’encens, des livres, de la musique, un million de cybercafés, deux millions de restaurants et gargotes, etc. Pas de viande ni d'œufs, encore moins de bière ou autres alcools, car c’est une ville “sainte”, et les hindous sont végétariens et abstinents d'alcool. Mon œil! Tout se trouve, bien sûr. Même qu’il faut faire un effort pour l’éviter. Surtout un des attraits plus ou moins officiels de la place, le fameux bhang lassi, qui figure sur les menus sous l’appellation “special lassi”… Je vous laisserai chercher un peu sur Wiki… Naturellement, il serait mathématiquement fallacieux d’établir une corrélation entre la présence en grand nombre de jeunes hippies contemporains et l’abondance de ces “attraits” touristiques, car une étude statistique rigoureuse reste à faire (et après une couple de jours à végéter ici, peu de gens semblent en état de s’y consacrer), mais néanmoins il y a de quoi asseoir une hypothèse de travail… toujours est-il que la gang avec qui j’étais a bien aimé son séjour, a bien chillé et regrette d’avoir à revenir si vite – surtout pour rien, puisque nous apprendrons mardi matin que nous bénéficions d’un congé imprévu.
Une des ex-volontaires fort populaire auprès des autres, Nichola, l’Australienne à la forte et sympathique personnalité est ici depuis son départ mardi de Sikar à la fin de son terme, et les autres sont très heureux de la retrouver. Nous logeons à la très agréable Milkman Guest House dont le toit sert évidemment de terrasse, comme c’est pratiquement toujours le cas ici. C’est très bien aménagé, plein de verdure, de jolies décorations. La famille qui tient l’endroit a installé quatre tentes sous la grande bâche qui protège du soleil. Je bénéficie de la plus petite, pour moi tout seul. Enfin du camping! Je dors comme un roi ici. Et la moustiquaire est efficace!
Un des avantages indéniables de la petite ville touristique est l’abondance de restos offrant toutes sortes de bouffes variées. Ça fait changement de l’invariable dal-djawal-sabdji-chapati (lentilles-riz-légumes-pain genre crêpe) du midi et du soir qu’on nous sert à la résidence de Sikar.
Pas dans le mood pour suivre les autres qui semblent plutôt vegge, le samedi matin je suis parti faire mes propres explorations. Pushkar est entouré de montagnes, dans un site superbe. Sur la colline la plus proche il y a un temple (évidemment!). Je monte passer quelques heures à observer, réfléchir, contempler et méditer, dans la plus totale tranquillité. Pas un chat. La vue est magnifique.
Plus tard, en fin d’après-midi, je traverse le bled pour me rendre à l’autre temple (celui à Saraswati, l’épouse jalouse de Brahma le sacripan), situé sur une montagne plus haute. Marche très réchauffante, même lorsque le soleil est plus bas sur l’horizon. Ce temple est ouvert, contrairement à l’autre qui était fermé. Trois statues de divinités assises au milieu de décorations aux couleurs criardes et de fleurs sont affublées de genres d’auréoles en lumières de Noël clignotant en séquence pour donner l’impression d’un mouvement rotatif (en sens horaire toujours). L’effet est tordant (pour moi!). Je ris dans ma barbe! Comme kétainerie, c’est de très haut calibre! C’est divin! Pas supposé prendre de photos, mais comme personne ne me voit (sauf les dieux) et que la chose mérite vraiment d’être partagée, je triche un peu. Ah, quel iconoclaste je suis!
Dimanche je suis allé me promener sur une route de campagne, marchant une bonne quinzaine de kilomètres dans la journée. Un jeune fermier de vingt ans parlant trois mots d’anglais m’invite avec insistance à visiter sa famille et ses terres. Je ne décode pas très bien ce qu’il essaie de me dire, mais j’ai compris qu’il avait plusieurs petites sœurs (dont deux jumelles), une mère et pas mal de tantes. Le père est décédé et c’est ce jeune qui s’occupe fièrement des lopins de terre, où poussent du blé, du fourrage, du trèfle, des fleurs pour les offrandes au temple (c’est lucratif: roses, marguerites, œillets d'Inde, entre autres). Plusieurs arbres fruitiers offrent généreusement, la saison venue, une abondante récolte de mangues et autres délices. Je n’ai pas pu échapper aux deux tasses de tchai offertes, mais la visite a valu la peine. J’ai joué avec les enfants, que j’ai poussé un bon moment sur la balançoire installée sous une branche du manguier.
Comme nous étions tous partis pour Pushkar, et comme il était entendu que nous étirerions la fin de semaine jusqu’au lundi (les volontaires arrivés avant nous ont gardé leurs bonnes habitudes!), cela a écourté la semaine d’enseignement d’autant.
Aujourd’hui mardi, nous sommes prêts et attendons Devendra, mais lorsqu’il arrive il a à s’occuper d’un problème qui touche une des volontaires danoises: elle a perdu sa ceinture contenant de l’argent, des papiers et son passeport. Il passe un bon moment au téléphone. Enfin, vers dix heures (nous arrivons normalement vers neuf heures trente), nous partons, en autorickshaw encore, à cause du retard. Rendus à l’école, il s’aperçoit qu’elle est fermée, car il y a apparemment une fête importante, c’est le Nouvel An Hindou. Je suis fort étonné qu’il n’ait pas été au courant… enfin, une autre journée-surprise. J’apprends un peu plus tard que demain, mercredi, ce sera également congé, parce que c’est le lendemain de ce Jour de l’An. Que personne, visiblement, ne fête. Cherchez-pas à comprendre. Et les cours au secondaire se terminent jeudi. Bon, ça n’aura pas été fort pour l’enseignement! Je suis allé faire des photocopies d’une série d’exercices de conversation anglaise que nous avions préparé la semaine dernière. Ça aurait pu être simple, mais je ne voulais pas imprimer ici à la fondation, car l’imprimante est pitoyable, les copies beaucoup trop pâles. Ayant mis mon document sur ma clé USB je pars pour un cybercafé dont le proprio très gentil est celui qui fait la “maintenance” des ordinateurs du centre. Extraire le document est plus compliqué que je ne le pensais, car la version de Word qu’il a est incompatible avec celle de mon document… faut qu’il sorte aller faire le transfert chez un collègue. L’affaire, qui aurait dû prendre deux minutes, finit par prendre une demi-heure. C’est toujours comme ça ici!
Ainsi donc, s’il n’y a pas d’autres surprises d’ici jeudi, les élèves auront enfin les copies dont nous aurons besoin pour travailler convenablement… lors de leur ultime cours avec nous. Grande réussite!
Je suis fasciné par les camions colorés et décorés, aux lumières de Noël qui clignotent dans la nuit. Des Tata. Je ne sais combien de millions de ces véhicules sont en circulation, mais nous en croisons sans arrêt, sur toutes les grandes routes. Je trouve très originaux les autorickshaws de Sikar, à la forme différente de ceux que j’ai vus dans d’autres villes. À cause de leur forme allongée, à cause de la moitié inférieure qui est souvent noire et des ornements métalliques chromés, ils me font penser à des corbillards. Mais leurs couleurs sont étonnantes, et les drapeaux, pendrioches, guirlandes brillantes sont au contraire très très vivantes! Leurs lumières multicolores qui s’allument en séquences toujours originales révèlent l’art et le savoir-faire du technicien patenteux qui les a installées.
Je suis toujours charmé par ces belles femmes minces, aux longs cheveux noirs, à la couleur de peau délicieuse, à la démarche élégante, invariablement vêtues de saris aux couleurs stridentes ou de salwar kameez. Chaque fois que je croise un vieillard moustachu enturbanné, en kurta, dhoti et sandales, au visage travaillé par les décennies, j’ai l’impression que la nuit des temps me regarde. Les bovidés placides, tranquilles, semblent presque immobiles. Ils apportent une note de calme dans le chaotique et bruyant brouhaha des rues. Ils ont leur place, leur rôle. Bouffent les restes de nourriture qui se retrouvent à la rue le soir. Et tous ces chiens, purs bâtards, ces cochons qui fouillent également les restes. J’aime bien les chameaux à l’air hautain, presque snob. Je sais que c’est de l’anthropomorphisme, mais l’impression est vraiment trop frappante!
Les hommes de cette contrée semblent considérer le crachat à la fois comme un passe-temps et un art. Beaucoup chiquent. Et ils crachent bien: un jet efficace, fort, précis. On sent qu’ils ont des années de pratique dans le corps. Ils s’exécutent avec une certaine ostentation qui fait très macho. Je vais risquer ici encore une hypothèse extrêmement freudienne: ces pudiques indiens trouveraient-ils en ce geste symboliquement on ne peut plus viril un exutoire inconscient socialement acceptable…
Avec tous les nids de poule dans les rues, je me demande vraiment pourquoi ils se donnent la peine d’installer des dos d’âne partout. Ça me dépasse!… Un autre mystère…
La musique indienne religieuse moderne joue sur une radio par-ci ou dans un temple par-là, dans une maison ou dans un autobus. À tue-tête comme il se doit. Les tourterelles roucoulent. Les klaxons fantaisistes mériteraient ce nom québécois un peu suranné de “criard”.
Entre le regard nouveau et l’habitude émerge autre chose, ce que je pourrais appeler le regard distant/présent. Une vision zen: Être là, tout voir, avec conscience des émotions « positives » et « négatives » qui peuvent surgir. Une distanciation présente: je suis détaché, mais impliqué dans le jeu. J’y travaille d’ailleurs depuis avant mon précédent voyage en ces contrées, mais le contexte d’ici, avec ses impressions extrêmes, se prête merveilleusement bien à l’exercice.
Les singes se promènent sur les toits. Ces terrasses sur le dessus des édifices ont une vie. Le matin ce sont les premiers endroits à s’animer. Les gens viennent s’y étirer, viennent prendre l’air, voir le jour se lever, font leurs dévotions rituelles. Et leur lavage. Du linge sèche sur les cordes. Des plantes en pots ornent souvent l’endroit. C’est un précieux lieu de paix, qui offre un certain isolement au-dessus de la mêlée chaotique de l’espace public.
À Sikar on me dévisage souvent, comme si j’étais un martien. Ils ne voient que très très rarement des étrangers dans cette ville provinciale (qui compte pourtant autour d’un demi-million d’habitants, ai-je fini par savoir). Je comprends leur curiosité, mais elle est néanmoins un peu achalante. (Et c’est bien pire pour les filles du groupe!) Je peux adopter trois attitudes face à cette situation. i) Je peux l’accueillir, en profiter, et saluer ceux qui me regardent. ii) Je peux ignorer les gens, aller mon chemin en regardant devant moi. iii) Je peux être agacé et vouloir m’enfermer ou fuir.
La première option est la meilleure, mais exige qu’on se mette dans l’état d’esprit approprié, ce qui n’est pas automatique chez moi, mais devient avec le temps de plus en plus aisé et gratifiant. La seconde est plus facile, et parfois je file juste pour ça, momentanément. C’est généralement quand je finis par attraper “une crampe de sourire” et suis trop tanné de faire des bye bye à tout le monde comme une reine d’Angleterre en visite! Parfois, s’isoler s’impose aussi, afin de puiser au fond de soi la force de revenir se brancher sur l’énergie de la première attitude. L’Inde me fait travailler, et c’est bon!
Ce soir j’ai marché nonchalamment jusqu’à la gare ferroviaire, puis ensuite jusqu’à la gare d’autobus. Ce fut une autre enivrante promenade de début de soirée, au milieu du chaotique brouhaha normal, que j’apprécie de plus en plus. Quel pléonasmique et hallucinant débordement de profusion excessive offrent les rues d’Inde!
J’aime marcher à cette heure où la ville est toujours aussi affairée, mais plus détendue, moins pressée. En bonus, à une certaine distance je passe plus facilement inaperçu dans la demi-obscurité. Ça fait toujours ça: on ne me prendra jamais pour un Indien, mais au moins on me fiche la paix.
Je n’en reviens toujours pas de leurs autorickshaws à clignotants colorés. Pourtant, d’autres roulent toujours sans aucune lumière… À voir comment les chauffeurs rivalisent d’originalité et s’investissent afin de personnaliser leur véhicule, je suis certain qu’il doit y avoir un festival de l’autorickshaw en quelque part dans le coin, avec concours de pendrioches brillantes, concours de dispositifs lumineux clignotants, concours de criards, concours de pétarades, concours de chargement de passagers et concours de conduite dangereuse… Et s’il n’y en a pas, faudra en partir un!
Parfois, un édifice me « parle » dans sa langue figée: son style, sa couleur, la patine de son crépi, la végétation qui l'entoure, évoquent une époque ou une atmosphère, dans laquelle le pas lent de ma promenade me donne le temps de plonger momentanément avant d’avoir tout à fait dépassé le bâtiment. Quand est-ce que je prends le temps de faire ça à Montréal?
Entre les différentes attitudes à développer évoquées plus haut s’établira peu à peu une navigation qui doit aller de soi, qui doit se manifester fluidement comme une faculté nouvelle de modifier instinctivement son état de présence au monde.
Qu’en voyage l’ailleurs devienne ici est forcément une tautologie. Mais cela reste au niveau logique, rationnel. Pourtant, les émotions ne sont pas gouvernées par les mêmes règles. L’énoncé prend du temps à trouver son sens à ce niveau. Mais après un mois, je commence à être ici, vraiment.
Namaste
Bajaj Bhawan, Sikar, Rajastan
Épîtres indiennes 2010 – 7

Évidemment, ça ne s’est pas passé comme prévu: nous devions avoir congé mercredi, et finir jeudi. Ce fut le contraire. Et comme pour diverses raisons nous sommes encore arrivés tard (après avoir pris un autorickshaw), il nous est resté une heure pour distribuer les feuilles que je m’étais donné beaucoup de mal à faire imprimer et photocopier, pour faire avec les élèves les exercices restants, finaliser le tout, et dire adieu à nos chères petites. Un peu garroché, mais ça a bien fini: séance photo où toutes voulaient figurer à la fois. Elles voulaient toutes nos autographes!
L’après-midi je me suis offert un plaisir depuis longtemps souhaité: j’ai emprunté le vélo communautaire de la résidence, genre de char d’assaut à deux roues, i.e. indestructible et pesant, assez anti ergonomique, un peu croche et désaligné, quant aux freins… disons qu’ils fonctionnent bien si la friction de l’air les aide à ralentir le vélo. D’abord un peu hésitant à me lancer dans la circulation indienne, j’acquière une certaine aisance après deux minutes. Je peux sortir de la ville, m’élancer sur une route de campagne. Enfin, libre sur deux roues, au vent, qui rend la chaleur moins insupportable. Le calme, les belles odeurs, le parfum des fleurs, la verdure. Cela se passe le 17 mars, journée de la Saint-Patrick. Je n’ai aucun vêtement vert pour souligner la chose, mais la nature m’offre ample consolation verdoyante, alors je ne me plains pas. Sans carte, me fiant sur une navigation solaire, je fais un agréable circuit qui me ramène en ville après une sortie de 22 kilomètres (dixit Google Earth) qui m’a fait grand bien.
Jeudi soir de la grande visite arrive du Maharashtra: un des petits-fils de Jamnalal Bajaj, Gautam, vient nous rendre visite, accompagné de sa soeur, sa nièce et quelques autres personnes de la fondation Bajaj. Comme j’étais dans ce bureau en train d’écrire lorsqu’ils sont arrivés, on me présente à lui. C’est un homme âgé, très gentil et doux. Il est l’un des membres qui assurent la continuité de l’ashram fondé à l’époque de son grand-père, à Wardha. Un peu plus tard, après avoir discuté en hindi avec les gens de l’organisation des différentes questions de philosophie, d’orientation, de projets en cours, on organise une rencontre avec tous les volontaires. Moins les trois qui ont quitté et plus le nouveau qui est arrivé, nous sommes cinq. Il nous parle en anglais de son grand-père et du sage érudit Vinoba qui fut son gourou, son inspiration. Il nous parle du mouvement de redistribution volontaire des terres aux pauvres que ce dernier a lancé, de sa marche incessante à travers l’Inde pendant des décennies, des 24 langues qu’il parlait, de ses études de toutes les religions de l’Inde. Il nous parle du quotidien de l’ashram, endroit très ouvert et libre, fréquenté par des gens de tous âges et de toute la planète, où aucune règle religieuse n’est imposée, où l’autarcie et la simplicité volontaire sont le mode de vie de la communauté, où l’agriculture et l’alimentation sont entièrement naturelles et biologiques, où on réfléchit à l’avenir de la société, aux stratégies pacifiques qui peuvent amener des changements, où on se gouverne par consensus. L’ashram est situé à quelques kilomètres de Sevagram, l’autre célèbre ashram fondé par nul autre que Gandidji. Je lui pose plusieurs questions auxquelles il répond longuement et courtoisement. Ensuite un repas de bienvenue est offert aux visiteurs, et aux volontaires. Sushila, aidée de quelques autres femmes résidant ici, a préparé un assortiment de plats qui sort du quotidien bon mais routinier. C’est bien apprécié de tous!
Le jeudi matin nous partons en voiture, les visiteurs, Yogesh, Vikram et moi, pour le village natal de Jamnalal Bajaj, Kashi-ka-Bas, à quelques kilomètres au sud-ouest de Sikar. Nous visitons un centre de santé de la fondation, Gautamdji rend hommage à son illustre grand-père lors d’une brève cérémonie, on m’amène (à ma demande) visiter la maison natale de Jamnalaldji. L’endroit est toujours habité, très propre et bien tenu, peint de jolies décorations colorées. On me montre la chambre dans laquelle il est né; au mur est accrochée une photo du grand homme.
En fin d’après-midi tous les volontaires présents partent avec quelques enfants qui viennent jouer avec nous tous les jours. Ils nous emmènent sur une place dans la vieille ville où aura lieu un festival en l’honneur d’une divinité, Gangaur. Je ne cesse d’être impressionné par l’étalage de couleurs et de fioritures dans la vestimentation et l’ornementation indienne en général. J’ai toujours trouvé que les femmes étaient extrêmement bien vêtues - je n’avais rien vu! Aujourd'hui, elles sortent leurs “habits du dimanche”. Wow! Que de couleurs, que de broderies, de dorure! Et les hommes qui mènent les chevaux dressés à danser, le chameau qui tire un char allégorique, la fanfare, tout le monde est costumé de vêtements d’apparat traditionnels hauts en couleurs. Les chevaux portent des marques décoratives teintes sur leur robe, sont ornés de pompons, de rubans, de décorations brillantes, toutes en reflets métalliques argent et dorés. L’Inde peut vraiment être éblouissante! Que de contraste. Je suppose que pour manifester de si belles choses un principe mystérieux de l’Univers exige que soit présent aussi l’aspect opposé à cette profusion d’artistique beauté fastueuse. On le voit partout… Décidément, ce pays n’a pas fini de me surprendre.
Demain, vendredi, je dois aller avec Yogesh et quelques autres visiter des installations de captation de biogaz aménagées dans des villages sous les auspices de la fondation Bajaj. Et en soirée nous nous offrons (les volontaires restants) une sortie collective à Udaipur!

Jeudi 25 mars
Revenu hier matin d’Udaipur par un autobus-couchette (“sleeper-bus”). Agréable fin de semaine en cette très belle ville à l’architecture féerique, située parmi les montagnes, sur le bord d’un lac entouré de palais et d’hôtels luxueux. J’apprends qu’un célèbre film de James Bond (Octopussy) a été tourné ici. On le présente dans plusieurs restaurants: la chose fait la fierté des udaipurois (?), qui se trouvent ainsi mis sur la carte du monde, comme chez nous La Grande Séduction a fait connaître Harrington Harbour.
Udaipur est célèbre pour son lac. L’eau est précieuse en Inde, particulièrement au Rajastan, région fort aride. Comme les pluies annuelles sont rares, et à la baisse depuis quelques années (changements climatiques?), les étangs, lacs et réservoirs sont très bas ou à sec. Celui d’Udaipur est un bon deux mètres sous son niveau « normal ». Je dis « lac », ce qui évoque pour les Québécois une certaine image. En ce pays, le mot prend un autre sens, à commencer par la couleur du liquide qui le constitue : vert brun vaseux, décoré de toutes sortes de matériaux organiques et artificiels qui y flottent ou en jonchent les bords et le fond. Dirai-je euphémiquement que ce n’est pas invitant, oh mais pas du tout! Pourtant, pour les enfants qui n’ont jamais connu autre chose, c’est un bonheur que de s’y baigner, intégralement. Des lavandières (et un lavandier) lavent du linge dans ce lac. Sur des planches près du bord on bat énergiquement des vêtements qu’on arrose et rince abondamment. Je me demande comment une eau aussi sale peut nettoyer, mais il y a ici un autre miracle de la vie indienne qui échappera vraisemblablement toujours à mes lumières… peut-être que c’est la peur d’être battue encore qui fait fuir la crasse? Peut-être qu’une divinité appropriée est invoquée pendant le processus? Confortablement assis dans un petit gazebo à l’Indienne dont est ornée la façade lacustre de notre Guest House, je passe un très long moment à observer une vielle femme qui s’installe sur le bord du cloaque, avec un grand bol d’acier inoxydable. Elle fouille le sol sous l’eau, forme un petit barrage sur le bord, ramasse ce qu’elle trouve de terreux sous la surface, et le met dans le bol. Elle rince et brasse, pendant des heures, exactement comme le faisaient les chercheurs d’or au Yukon. Mais que peut-elle bien chercher dans ce dépotoir liquide? Certainement pas de l’or! Autre mystère…
Mais que dirais-je d’une longue fin de semaine de tourisme? Plaisant, certes, mais creux pour la littérature. Je ne vous raconterai pas la visite du palais du Maharadjah, ni les délicieux soupers dans un des nombreux resto-terrasse qui offrent une vue si splendide, ni mes longues marches dans la ville.
Nous étions partis à quatre, Christian est rentré dimanche soir à Sikar, j’ai quitté Udaipur mardi soir, Megan et Lisette poursuivent leur voyage, maintenant qu’elles ont terminé leur séjour de volontariat. J’ai bien apprécié la collaboration de Megan, nous avons fait du bon travail ensemble, même si au début elle s’inquiétait beaucoup et manquait de confiance. Il ne reste donc que Christian et moi comme volontaires étrangers à Sikar. C’est un jeune allemand de 31 ans, qui vit à Londres, et la différence d'âge moindre facilite les échanges. L'ambiance est beaucoup plus tranquille cette semaine! J’étais bien ici, entouré des volontaires et du personnel de la Fondation. Tout le monde est si gentil! La partie suivante du voyage sera plus solitaire, et entièrement à mon rythme. Profitons encore pendant quelques jours de la chaleureuse atmosphère familiale…
Je vous ai peu parlé de mes collègues volontaires. Tous des jeunes gens très agréables, allumés et dévoués. Mais comme je suis le plus vieux par trois décennies (une couple n’avaient pas encore vingt ans), les sujets de conversation préférés ne sont pas nécessairement du même ordre, et je me sens un peu hors jeu (ou vieux jeu!). De plus, j’avais un peu de mal à les suivre, car quatre d’entre elles parlent anglais avec l’accent et les expressions britanniques, devrais-je dire des jeunes britanniques, qui n’est pas celui de leurs aînés. Lee, le plus vieux du haut de ses vingt cinq ans, est américain – c’est plus facile pour mon oreille.
Lors de notre séjour à Pushkar, nous logions au même Guest House, mais je passais mes journées à errer de mon côté, et parfois nous nous retrouvions le soir. La fin de semaine dernière à Udaipur ce fut la même chose, mais nous nous donnions des rendez-vous au resto. Je ne vous ai pas dit qu’avant de partir de Delhi, sur les conseils de Puneet, je me suis muni, comme tout le monde ici, d’un « mobile ». C’est économique et indispensable. Très peu de gens ont une ligne fixe, et il y a deux ans on trouvait encore partout des kiosques offrant le service téléphonique local, interurbain ou international. Comme la téléphonie sans fil progresse à une vitesse exponentielle, le marché pour cet autre service rétrécit, et ces kiosques ferment l’un après l’autre. En ce voyage j’avais souvent à joindre Puneet à Delhi, et je pouvais marcher des heures sans en trouver. Mais je suis agacé par ces téléphones cellulaires, ils sonnent toujours quand ce n’est pas le temps, on entend très mal, l’environnement urbain ici est toujours bruyant et je dois faire répéter tout le monde plusieurs fois.
J’admire ces jeunes. Moi à leur âge j’étais incroyablement moumoune et peureux. Je me faisais une montagne avec un rien. Je n’aurais jamais entrepris un tel voyage à vingt ans. L’Inde m’a toujours un peu effrayé, moi qui ne suis pas très « foules ». Eux partent pour trois, cinq, six mois, feront d’autres pays ensuite. Pas de problèmes, pas de craintes, la vie est belle, on s’amuse en Inde! Hélas, je dois avouer que je suis, dans ma vie, un incorrigible “étapiste prudent”: je surmonte les obstacles par petits pas, j’élargis mes connaissances, mon expérience, ma confiance, ma zone de confort, progressivement. Je prépare tout minutieusement, je trimballe des trousses de santé fort complètes, je prends des dispositions pour la plupart des cas de perte ou de vol que je puis imaginer, j’ai des plans “A”, “B”, “C”, “D”... Ça semble pourtant si facile pour eux de simplement sauter dans l’aventure! Bon, je ne vais pas me changer, on est comme on est. Je n’ai jamais été un aventurier. C’est dit! Je suis un simple peureux qui, parfois frappé d’accès de témérité accidentelle, ose mettre le bout de l’orteil hors de son salon…
Les oranges en ce pays sont un délice exquis. Juteuses et goûteuses, elles s’épluchent facilement, comme des tangerines. Elles comportent des pépins, juste assez pour nous faire apprécier l’effort de ne pas les manger, mais pas trop pour que ce soit laborieux de les extraire. Et elles sont de la couleur dont doit être une orange: Verte, avec des zones orangées là où le fruit était exposé au soleil. Je me suis toujours demandé ce que Sunkist mettait dans les siennes pour qu’elles soient de cette couleur pétante, presque fluo. C’est inquiétant. Les bananes et les ananas sont un régal aussi. Bien sûr tout cela coûte... une bouchée de pain!
Le long des rues de nombreux petits comptoirs offrent des jus frais pressés. Ils ont des extracteurs à jus, des mélangeurs, et nous préparent une onctueuse et savoureuse boisson en quelques minutes, que l’on peut siroter tranquillement assis à l’ombre sur une des chaises de plastique destinées aux clients, en regardant plus passivement qu’en marchant le fascinant spectacle de la voie publique.
J’aurais voulu accomplir ici quelque chose d’utile. À cause de tous les empêchements et les imprévus, cela aura été extrêmement modeste. Peut-être quatre demi-journées d’enseignement dignes de ce nom, quelques soirées à rédiger des exercices de conversation anglaise et plusieurs heures à tenter de les extraire de la clé USB pour les faire photocopier. Moi le cybernul notoire, j’ai installé Google Earth sur leur ordi (utile lorsque Internet fonctionne!) et ai fait connaître l’usage de Picasa pour traiter les photos. De ça je ne suis décidément pas peu fier! Jamais, jamais je n’aurais cru que mes si piètres compétences en informatique auraient pu être utiles à quelqu’un!
J’ai présenté à Yogesh un projet de compostage “radical”, inspiré du “Humanure Handbook”. Toujours à l’affût de nouvelles idées, il s’est montré ouvert à la chose. Comme il a été fort occupé, le projet n’a pu avancer, et j’ose espérer que cela ne restera pas un dossier oublié. J’ai téléchargé et fait imprimer le livre en question, version anglaise, afin qu’ils aient des références et toute l’information nécessaire. Si ce projet peut se réaliser, même expérimentalement, à très petite échelle, mon séjour ici n’aura pas été vain.
D’ailleurs, l’utilité de notre travail de volontaires, comme en fait celle de tout travail, ne se mesure pas seulement aux réalisations matérielles, heureusement, mais aux liens tissés entre les gens. C’est ce qui renforce le tissu social, localement et internationalement. A cet égard, j’aurai réussi à tisser d’excellents liens avec Yogesh, que j’admire de plus en plus alors que j’apprends à le connaître. Entre le paragraphe précédent et celui-ci, nous venons d’avoir une longue conversation sur les projets à venir. Il me parle de la nappe phréatique qui est entre 100 et 200 mètres selon les régions du Rajastan. Et elle baisse de plus d’un mètre par an… L’agriculture ici donne de beaux résultats, mais vit sur du temps emprunté : si ça pousse, c’est parce que c’est irrigué. Là où on n’arrose pas, c’est sec et sablonneux. L’eau de l’irrigation vient de puits creusés en grand nombre. Pas de puits, pas d’eau, pas de culture. Et lorsque la nappe phréatique sera encore plus basse, et que l’eau qu’on pourra en récupérer sera devenue trop salée, ce sera la fin de l’agriculture dans une bonne partie de l’état. Des millions de paysans sans instruction iront grossir les villes, s’installant n’importe où n’importe comment, sans ressources. Si le présent est inquiétant, l’avenir est vraiment sombre….
La fondation promeut et encourage toutes les initiatives visant à économiser l’eau. Elle supporte la construction de capteurs sur les toits, reliés à des réservoirs dans le sol, elle explore de meilleures techniques de micro-irrigation, qui gaspillent moins d’eau que les gicleurs rotatifs très répandus.
La fondation veut aussi promouvoir les fours solaires, ce qui utiliserait une ressource effroyablement surabondante ici (à mon avis!).
On veut faire construire des « frigos ruraux », structure de brique poreuse parcourue de tuyaux, qu’on asperge d’eau une couple de fois par jour. L’évaporation de l’eau pompe des calories du contenant, le refroidissant. Les cow-boys américains utilisaient un système semblable, avec des poches de jute qui laissaient perler un tout petit peu d’eau. L’évaporation de celle-ci refroidissait le contenu. Sans doute que d’autres peuples du désert ont utilisé des trucs similaires. Ce type de frigo permettrait aux fermiers d’entreposer pour quelques jours les légumes à vendre au marché, leur évitant d’y aller chaque jour et de perdre du temps, tout en étant assujettis aux prix du marché qui ne leur sont pas toujours favorables. En se permettant d’attendre, ne serait-ce que quelques jours, ils pourraient bénéficier de meilleurs tarifs.
On travaille aussi sur un type de vermicompostage en terre. Je viens de reparler à Yogesh de mon projet de compostage. Il veut essayer, mais bien sûr, les gens ici, comme chez nous, sont réfractaires à l’idée. Le caca, ça fait peur!!!! Quand l’humanité aura accepté de gérer sa merde intelligemment, nous aurons fait un très grand pas vers un meilleur environnement. La route sera longue, j’entends déjà d’ici les véhémentes protestations scandalisées et outrées des adversaires du microbe! Avant de prendre peur, lisez l’excellent livre de Joseph Jenkins. GRATUIT sur internet! On s’en reparlera! (Pensez seulement que les millions de tonnes de nourriture produites et consommées quotidiennement sont entièrement transformées en excréments, considérés comme déchets et coûteusement traités après avoir été mélangés à d’autres déchets (des vrais!). Et tout cela appauvrit le sol, nécessitant des millions de tonnes d’engrais. Shit! Monsanto sera pas content! Utiliser une ressource gratuite au lieu d’un produit acheté, quel affront aux actionnaires et violation flagrante du droit au profit!).
Yogesh m’a entretenu longuement de ses valeurs familiales, de solidarité sociale. Il déplore, comme je l’ai souvent entendu ici, la perte des valeurs traditionnelles, l’égoïsme d’une certaine classe, de la jeune génération. Les Indiens acceptent très mal l’idée que chez nous les jeunes n’aient qu’une envie en atteignant dix-huit ans : partir en appartement. Ils trouvent scandaleux que nous laissions aller les jeunes, et trouvent également scandaleux que ceux-ci abandonnent leurs vieux. Ici on cohabite toute la vie. La société encourage fortement la continuité dans le lieu, les liens, le métier, les valeurs, et décourage inversement l’individualisme. On sent une forte pression conformiste. Cela peut certes offrir des avantages, du point de vue de la cohésion sociale, spécialement dans un pays si incroyablement peuplé, mais n’est pas un facteur de changement, dans les secteurs où, peut-être, cela pourrait être bénéfique.
Au fil de la conversation, nous en sommes venus à parler de musique, et il m’a interprété quelques chansons de Lata Mangeshkar, célébrissime chanteuse indienne, aujourd’hui âgée de 85 ans, qui enchante les foules depuis huit décennies. Sullender est arrivé, et a chanté aussi une très belle chanson à propos de l’enfance. Vikram chante très bien paraît-il, mais nous n’avons pas eu droit à son interprétation. Quant à moi, je ne chanterai pas, ça vaut mieux - je ne tiens pas à être expulsé du pays!
Je vous ai parlé du crachat, dont la fréquence ici me renverse toujours. Comme si les hommes n’avaient rien d’autre à faire ! Une chose m’a frappé chez les femmes : leur manie perpétuelle de replacer leur châle sur leur tête, ou sur leur visage (pour les plus traditionnelles). À un point tel qu’elles doivent pratiquement avoir une main libre en permanence dédiée seulement à cette tâche, replacer le châle, qui tombe toujours, toujours, toujours. Surtout lorsqu’elles occupent le siège arrière d’une moto, derrière leur homme, assise les jambes sur le côté (jamais à califourchon!). Ça part au vent ces affaires-là. Moi j’aurais pogné les nerfs depuis longtemps! Me semble que si j’étais pris avec des vêtements pas commodes comme ça, j’en changerais au p.c. Mais ici le poids de la tradition vaut de nombreuses fois celui du sens pratique… Ça fait cinq mille ans qu’on s’habille comme ça, c’est pas demain qu’on va changer, quand même!

Vendredi 2 avril
Suis revenu ce matin de mon périple touristique en solo qui m’a amené à Jodhpur, Jaisalmer et Bikaner. J’ai visité d’impressionnantes forteresses, des palais de Mahajardjas fabuleusement riches, des musées, des mausolées royaux… toutes de très très belles constructions qu’on ne retrouve pas sur le boulevard Labelle à Laval! Mais après deux, trois, quatre, cinq palais, on en a assez. Étalages d’armes, couteaux, poignards, épées, sabres, coutelas, dagues, lances, javelots, pieux, haches, armures, cottes de maille, heaumes, jambières, arcs, arbalètes, flèches, fusils, mousquets, canons. Vêtements princiers brodés d’or, décorations en incrustations de miroirs, tableaux de dynasties de souverains, arbres généalogiques aux racines qui plongent dans deux millénaires, palanquins et nacelles pour dos d’éléphant, berceaux royaux, vaisselle en argent ciselé, cela se répète d’un palais à l’autre, ad nauseam. Pas de risque cependant que je fasse comme à Venise il y a un quart de siècle, une « indigestion de beauté ». Ce n’est pas seulement que l’expérience vénitienne m’ait immunisé contre ce mal subtil, mais c’est que le reste du paysage urbain indien compense lourdement l’impression de beauté que laisse une visite de monument historique. En fait, je crois que ce sera régulièrement nécessaire de « faire le plein » d’images et d’impressions sereines, après les heures passées à errer dans les vieux quartiers sales des villes, étouffants par leur absence d’horizon et leurs odeurs de caniveaux, coincés que nous y sommes au fond d’un canyon de maisons à encorbellement (comme en Europe au Moyen-Âge), prisonniers d’un labyrinthe de ruelles tortueuses dont on est jamais sûr si elles mènent en quelque part ou donnent sur un cul-de-sac.
Le mausolée d’un Mahajadja de Jodhpur comportait une exposition de « photos de famille » et quelques documents traduits. J’ai noté le nom officiel complet du principal «résident» du mausolée, c’est intéressant :
« His Highness Raj Rajhaeshwar Maharaja Bhiraj Saramad Rajaihind Shree Singh Jaswant Singhji Sahib Bahadur, G.C.S.I. »
7 oct 1837 – 11 oct 1895
Fallait décidément être instruit pour savoir écrire correctement son nom!
Les festivals religieux se suivent. Une journée Christian n’a pu aller travailler à son école car elle était fermée, alors que d’autres étaient ouvertes. C’est curieux toutes ces commémorations religieuses. Certaines sont très fêtées, par tout le monde, d’autres seulement par certains groupes, de sorte qu’on ne sait jamais trop ce qui sera ouvert ou fermé. J’en ai encore attrapé un autre de ces défilés religieux, à Jodhpur. Quelques personnes m’ont dit qu’on leur enseigne, dans la religion hindoue, qu’il existe « 36 crore » de divinités. Les indiens ont une manière à eux de compter, et utilisent la centaine de milliers (lakh) et la dizaine de millions pour nommer les grands nombres. Un crore vaut dix millions. Ils ont donc 360 millions de divinités… Quand je vous dis que tout ici dépasse l’entendement en matière d’exagération! Et je suppose que chacun de ceux-là ont des milliers d’avatars, et des noms variables selon les langues et les traditions. Et que plusieurs doivent certainement avoir le même nom… Rien n’est simple! Mais cela offre aussi certains avantages : il suffit de se choisir judicieusement 365 divinités préférées dont les dates de commémoration correspondent aux jours du calendrier, et on a une bonne excuse pour passer le reste de sa vie au temple!
La vie nocturne dans ces villes est quasi inexistante – tout ferme vers dix heures. Alors on rentre au bercail – avant que les propriétaires ne barricadent aussi la porte d’entrée du Guest House pour la nuit. Certains soir où j’ai été dans des hôtels ou Guest House avec téléviseur, j’allumais le poste pour absorber encore un peu plus de culture indienne médiatique. Parfois je laisse ouvert un de ces formidables canaux religieux, qui fournit en continu un fond de musique agréable et hypnotisante. Un type chante inlassablement le même refrain, qui ressemble à « La La Lam Mandalam… » ou quelque chose du genre. Le swami « animateur » arbore perpétuellement un large sourire nirvanesque, accompagne son chant d’un geste qui mime une offrande aux divinités à laquelle l’émission est consacrée. Bien sûr il a toujours ce très indien dodelinement de la tête, ce petit twist des mains propres à la culture gestuelle d’ici. Comme fond d’écran, des clips de scènes de foules en liesse ou en transe qui chantent et dansent, des fidèles heureux de consacrer leurs journées à des rituels religieux (c’est quand même mieux que seize heures dans un sweat shop). On nous emmène dans divers lieux saints, tantôt sur les ghats d’un quelconque fleuve sacré, tantôt sur le bord de la mer, ou dans un temple perché dans les montagnes; le swami souriant jubile en montrant le mont Kailash, sacré pour les hindous et les bouddhistes. On oint des Shiva Lingam, qu’on asperge ensuite de pétales de fleurs. Doit aimer ça, le Shiva! Des foules de pèlerins défilent au bain dans le fleuve, portent des lampes votives, chantent et psalmodient toujours. Et ça n’arrête que pour des commerciaux d’institutions scolaires, de savons ou de friandises. Faut bien financer le sourire du swami. (Quel est le taux horaire de location d’un swami?) (Y a-t-il un salaire minimum décrété par la Corporation Professionnelle des Swamis Souriants??)
Le barbier est certainement plus économique. Une fois de temps en temps je m’y offre une visite, car j’ai choisi de ne pas apporter mon rasoir. J’ai bien fait : c’est une expérience à vivre. D’abord, précisons qu’ici il y a beaucoup de salons de barbier, et que chacun est très actif. On travaille avec ciseau, peigne et lame de barbier. « Mon » barbier à Sikar (c’est la seconde fois que j’utilise ses services) est un homme au métier bien maîtrisé, dont le geste est rapide, précis et sûr. Combien de kilomètres de poil ce petit monsieur sec a bien pu couper dans sa carrière? L’opération commence avec de la crème à raser, y passeront eau, lotion camphrée et shampooing (même quand on ne se fait faire que la barbe). La « tonte » sera suivie d’un massage facial, un massage crânien, un massage du cou, des épaules, du dos, des flancs, des bras, des mains, et un étirement des doigts. Tout ça est un massage d’homme, donc pas fait avec douceur : on mange même une couple de grandes claques de chaque côté du dos. C’est roffe mais ça ravigote!
Le massage crânien est étrange, je me demande s’il n’y aurait pas quelque truc ayurvédique là-dessous. À voir…
Même si j’ai adoré le séjour à Sikar et les visites dans l’état du Rajastan, je sens le besoin de bouger, plus loin. Le désert, c’est beau, mais cette chaleur et cette aridité me donnent envie de voir la mer. Quand le soleil me tape sur le crâne et que je me liquéfie à chaque pas en marchant sur les rues poussiéreuses de cet univers de sécheresse, j’ai du mal à chasser de mon esprit de belles et rafraîchissantes scènes de kayak de mer sur le fleuve Saint-Laurent... Cela n’est pas pour tout de suite (mirages persistants), mais il y aura l’Océan Indien entre temps.
Sur le point donc de terminer une étape de ce voyage, je me prépare mentalement à la suivante, avec l’envie de découvrir d’autres régions. Je partirai à la fois avec joie, mais aussi avec une certaine tristesse de laisser derrière moi des gens si adorables que je ne reverrai probablement jamais. Cela fait partie du voyage…
Namaste
De Sikar pour la dernière fois - et Joyeuses Pâques!
Épîtres indiennes 2010 - 8



Lundi 12 avril

Le vent d'ouest, chaud, humide, salin, fouette mes oreilles. Le bruit calmant des vagues qui déferlent sur les rochers accompagne mes rêveries, ma contemplation, ma méditation. Devant moi, le soleil se couche derrière de majestueuses formations nuageuses maintenant orangées et rosées. Assis sur un rocher granitique aux formes arrondies, je ne peux empêcher mon esprit de voguer vers d'autres côtes, plus septentrionales, faites de rochers semblables, sur les bords d'un grand fleuve aux eaux glacées. Et quand j'y retournerai, évidemment, je penserai à cette côte-ci! Ou alors je regarde vers le sud, traverse mentalement la dizaine de milliers de kilomètres d'eau qui nous séparent de ce continent blanc. Fait tellement chaud ici que mon esprit, qui a toujours "de la fuite dans les idées" (merci à ma poétesse en résidence!), s’échappe constamment vers des lieux plus rafraîchissants.

Au vent, à l'ombre, c'est chaud mais confortable; sous le soleil de mi-journée, à l'abri du vent, c'est un four. Je cuis, bouille, fond, m'évapore. Un avant goût-de l'Enfer. Je devrais arrêter de faire des commentaires désobligeants à propos des Swamis télévisuels et des obsessions religieuses des gens de ce pays. Allez, Michel continue à visiter temples et églises, fais pénitence et souffre un peu maintenant, si tu ne veux pas finir dans une place encore plus chaude qu'ici, pour l'Éternité.

Pour nous autres gens de ce petit coin d'Amérique, l'Inde, située de l'autre côté de la Terre, c'est le bout du monde. Pour les Indiens, Kanyakumari, c'est le bout du continent. Une logique implacable m'amène à conclure que cet endroit est le boutte du boutte! Le Cap Comorin, comme on le connaissant à une autre époque, est l'extrémité sud de l'Inde, où, comme on nous le rappelle partout, se rencontrent trois mers: Mer d'Arabie, Océan Indien, Golfe du Bengale. Ça c'est pour faire plaisir aux géographes, qui aiment mettre des noms sur les choses et voir des divisions là où il n'y en a pas. Je ne vois que de l'eau bleue, à gauche, devant et à droite. Une longue houle vient finir sa course sur les côtes rocheuses entrecoupées d'anses sablonneuses d'où les pêcheurs lancent leurs barques. Le soir, dans l'obscurité, je vois les lumières de leurs embarcations. Comme j'ai cru remarquer que ce ne sont pas les normes de sécurité en mer qui sont leur principal souci, je me demande si ces feux sont pour la navigation, ou pour la pêche, afin d'attirer les poissons.

Je regarde les déferlantes et instinctivement, je pense, bon, on pourrait mettre à l'eau ici, il y aurait moyen de faire une sortie entre ces rochers, en calculant bien le moment entre les vagues; traverser ces rouleaux devrait être possible en les prenant bien de face. Je me vois kayaker sur cette belle mer... Je me demande si jamais un kayakiste indien est passé par ici... Avec le joli vent j'imagine mon kayak à voile glisser sur les flots... Plus prosaïquement cet après-midi j'ai vu passer loin au large un pétrolier qui faisait route vers l'est. A part les nombreuses barques de pêcheurs et les deux traversiers qui font la navette vers les rochers à quelques centaines de mètres du cap, pas de navigation côtière ici. Sur l'un des rochers s'élève un temple à la Déesse de la Mer et un autre en hommage à Swami Vivekananda. Sur le second rocher, plus petit, une énorme statue en granit sombre a été érigée assez récemment pour honorer Thiruvalluvar, un poète national Tamoul. Si grande qu'on la surnomme la Statue de la Liberté Indienne. Ce sont de célèbres attractions touristiques, que se doivent de visiter tous les touristes indiens qui passent ici. Cela doit aussi valoir pour les étrangers. Je me suis donc tapé une heure et demie d'attente au soleil, à cuire, fondre, bouillir, me liquéfier, pour le prendre ce traversier et encore une bonne demi-heure d'attente pour le traversier du retour (est-ce que ça compte double comme temps de purgatoire à créditer?). Un coup d'œil sur le rafiot rouillé, sur la distance à franchir, et on se dit, bof, au pire, c'est pas trop long à la nage, si jamais...

D'ailleurs, le susmentionné Swami Vivekananda se l'est tapé, en 1892, cette nage. Après des années d'errance à travers l'Inde à chercher sa mission, il a ressenti en ce lieu magique le besoin de se retirer pour aller méditer sur ce rocher. Pauvre sage errant, sans le sou, il ne pouvait payer la traversée au batelier, alors il a défié les requins. Comme il avait jadis été dédaigné par un tigre affamé il a du se dire que si la volonté de Dieu le destinait à finir comme chair à squale, cela serait. Sa méditation lui a enfin révélé comment il pourrait être le plus utile à la population miséreuse de son pays chéri et au monde. Il a décidé de se rendre au "Parlement des Religions" qui devait se tenir dans le cadre de l'Exposition Universelle de Chicago en 1893. Il allait porter en Amérique le message qu'il avait puisé dans sa très profonde et très personnelle connaissance de la sagesse Védique. Je viens de terminer la visite d'un petit musée qui lui est consacré. Extraordinaire personnage que ce Swami! J'avais lu dans le train un livre à propos du rapprochement qu'il avait initié entre l'Orient et l'Occident, entre la vision religieuse indienne ancienne et la pensée scientifique moderne. Les discours mémorables qu'il a prononcés à Chicago l'ont été avant les grandes révolutions de la physique moderne (Einstein et la Relativité; Bohr, Planck, de Broglie, Heisenberg, Schrodinger et la Physique Quantique), et pourtant il avait pressenti avec justesse la voie qu'allait suivre cette branche de la connaissance humaine. Véritablement un grand esprit, universel par sa culture, sa vision, son amour pour l'humanité. J'entreprends aujourd'hui même un autre livre sur son périple surprenant aux État-Unis, sur son succès incroyable de même que sur les difficultés qui se sont présentées, sur l'étroitesse d'esprit qu'il a rencontré chez de nombreux prosélytes de leurs religions respectives, et comment il a fini par surmonter tout cela. Revenu en Inde plusieurs mois plus tard, il fut accueilli en héros et est vu depuis comme celui qui a porté la culture indienne au-delà des frontières, celui qui a consacré sa vie à aider l'humanité en répandant le savoir, avec amour. Véritablement un grand homme, un saint homme. Ouvrier combatif et infatigable de la renaissance spirituelle de son pays, et également de sa fierté, il fut ainsi un précurseur des grands nationalistes indépendantistes, comme Gandhi, Tilak, Nehru... Un autre personnage extraordinaire que l'Inde me fait découvrir... Après sa mort en 1902, à seulement 39 ans, d'autres ont repris le flambeau. Il voyait avec grande tristesse la misère de son peuple, sa désorganisation, la jalousie qui le minait, la perte de sens de l'existence, à travers une pratique religieuse qui ne conservait que l'apparence mais dont l'essentiel échappait aux masses. Il a voulu les aider, les éduquer, leur rendre leur fierté, leur faire voir la grandeur de l'Inde de jadis, les ouvrir au monde afin qu'ils acceptent ce qu'il y avait de bon dans le reste de la civilisation, dont la science, pour laquelle il avait le plus grand respect. Une fondation a poursuivi son œuvre et travaille toujours, plus activement que jamais, à l'atteinte de ces buts. On organise des camps de yoga, on ouvre des écoles, on démarre des projets en agriculture soutenable, on aide les groupes de femmes, les minorités opprimées, on éduque à l'environnement, on aide les paysans à économiser l'eau et l'énergie, etc. Il y a juste au Nord de l'agglomération de Kanyakumari un campus fort bien organisé, avec des installations pour accueillir un bon millier de visiteurs, de volontaires ou de pèlerins, deux centres d'interprétation, des temples, des salles de réunions, un centre de communications, etc. L'œuvre de Vivekananda se poursuit à travers l'Inde et à l'étranger. Ce sont les gens de cette fondation (Vivekananda Kendra) qui ont conçu le projet autour de 1963 (centenaire de la naissance du Swami) d'ériger sur ce rocher à l'extrême pointe de l'Inde un monument à sa mémoire qui rappellerait à tous les Indiens la grandeur de leur nation en même temps que l'œuvre de Vivekanandadji. L'histoire de la construction est épique, les difficultés bureaucratiques et financières furent considérables, le financement se fit surtout par souscription populaire (des millions de pauvres gens ont donné une roupie!), quoique les gouvernements centraux et des états aient fini par contribuer aussi généreusement. C'est maintenant un lieu de pèlerinage obligé pour tous les Indiens, et il leur rappelle que leur nation peut faire de grandes choses (je ne parle pas spécifiquement de la construction de pierre, mais de l'œuvre sociale continue qui implique des centaines de milliers de volontaires).

Qui m'a lu sait que je ne manque pas une occasion de sourire et parfois de tourner en dérision certains aspects qui me semblent trop exagérés de la pratique religieuse. Lorsque cela frise l'idolâtrie et que s'y mêle une désagréable odeur commerciale (vous devriez voir la quantité inimaginable de cossins religieux, statuettes, médailles, images pieuses, chapelets, lampions, porte-bonheur...(et un long et coetera) d'un goût douteux qu'on vend en ce pays, c'est pharamineux!!), je me permets d'être un peu sarcastique. Mais sinon, malgré un certain agacement que cela me cause, j'ai le plus grand respect pour la religion des gens, même si elle est empreinte de naïveté. Surtout, en fait, car la religion est alors toute en pureté et en simplicité. Évidemment cela ne rejoint pas mes propres conceptions spirituelles, totalement étrangères à toute vénération de saints ou de divinités et assez peu portées au rituel. En ce domaine je ne m'intéresse qu'à l'absolu et la nature est mon temple préféré, mais je conçois que tout le monde ne pense pas comme moi, de beaucoup s'en faut! Donc quand je rencontre un homme de religion dont je reconnais la grandeur d'âme, la noblesse et la sagesse, quand je découvre l'ampleur de son œuvre, les sacrifices qu'il a fait pour la cause en laquelle il croyait totalement, je le souligne, avec le plus profond respect. Je vous recommande vivement ("Vivekanandament") d'aller jeter un coup d'œil sur Google à son sujet. Il en vaut la peine!

Après un mois et demi de sécheresse dans le nord de l'Inde, le climat humide et la vue de la mer sont un changement apprécié, même si c'est un peu collant. Cinquante sept heures de voyage, à bord du Himsagar Express, m'ont amené ici, traversant l'Inde du nord au sud. Plus de trois mille kilomètres à me faire bercer par les rails, dans un wagon classé "sleeper", classe très populaire empruntée par tous les Indiens ordinaires qui font un long voyage. Certes, le confort est minimal, et la propreté aussi, mais je ne cherche pas le luxe: mon plaisir est de voyager comme les Indiens, et de rencontrer le monde ordinaire. Eh bien je n'y arrive pas: je tombe toujours sur du monde extraordinaire! Les voisins du compartiment sont tous curieux de parler à cet étranger qui ne voyage pas en première climatisée. Je rencontre un hygiéniste industriel, son père qui est chimiste, un étudiant en théologie, un ingénieur, un docteur en sciences agronomiques qui a vécu une vingtaine d'années aux États-Unis, où j'ai cru comprendre qu'il enseignait à UCLA... mon Dieu, quelle concentration de gens instruits! Cela arriverait rarement chez nous! Un bon nombre de ces longues heures passèrent rapidement et instructivement à échanger sur toutes sortes de sujets scientifiques, techniques, philosophiques, politiques, sociaux, religieux. Que ce fut plaisant et mémorable. Bien sûr mon carnet d'adresses-courriel se garnit.

Et ce soir, dans une heure, je pars pour les Ghats, ces hautes montagnes (plus de 2600 m par endroits). J'ai adoré Kanyakumari, j'ai enduré sa chaleur étouffante. Je m'en vais maintenant prendre un peu le frais...

Namaste

Kanyakumari, Tamil Nadu
Épîtres indiennes 2010 – 9

Un autobus qui file dans la nuit indienne, chaude et humide. Les villages et les villes se suivent, rapprochés. Pas jolies, les villes. Édifices mal foutus, vétustes, délabrés, sales, tapissés d'affiches criardes, de publicité. Pas un pied carré de mur ou de poteau qui n'y échappe. Des milliers de minuscules boutiques semblables où on vend les mêmes produits semblables, friandises, sucreries, boissons gazeuses, chips, téléphones cellulaires, produits domestiques, tabac. Collées les unes aux autres, collées sur la rue - je pourrais presque tendre le bras par la fenêtre et me servir. Il est tard, mais les boutiquiers veillent, dans l'espoir du CLIENT. Ou parce qu'il n'y a, fatalement, rien d'autre à faire en ce pays qu'attendre, attendre une source de prospérité, même modeste, qui permette de s'échapper de la médiocre vie quotidienne. Des constructions très tassées, des fenêtres qui ne donnent sur rien, un horizon bouché, un univers étouffant. Et la saleté. Des caniveaux dégoûtants, cloaques puants et pestilentiels, remplis d'ordures. Des interstices entre deux bâtiments? Parfaits pour y déposer des détritus. Des zones industrielles, des bords de voies ferrées, des terrains vagues encombrés de débris de construction, de gravats, de carcasses de camions finis, d'anciens autobus qui ont du faire l'équivalent de l'aller-retour Mumbai-Pluton au moins mille fois (et en surcharge, sur des routes à côté desquelles le chemin du purgatoire a l'air d'un boulevard fraîchement asphalté!), de la ferraille tordue, des pièces de machinerie lourde rouillée, des hangars effondrés, des édicules divers en ciment craqué et en tôle-n'importe-comment, des pylônes et des fils, des flaques de boue douteuse, de la végétation folle, quelques grands arbres majestueux qui ont survécu miraculeusement. Des vidanges en abondance pour décorer le tout, naturellement. Puis, surgissant de l'obscurité au milieu de ce décor désespérant, un petit sanctuaire, format cabine téléphonique, éclairé par un fluorescent blanc glacial. Une statue polychrome, naturellement enguirlandée de fleurs, rehaussée par les incontournables DEL colorées clignotantes. L'Inde, toujours étonnante. "Incredible India", comme le dit si bien la publicité de l'Office du Tourisme.
Si je me demande souvent ce que pensent les Indiens en dompant leurs cochonneries partout sans même y penser – ah, le lapsus que je viens de faire: ils ne pensent à rien, évidemment! - je me demande aussi, parfois, à quoi peut songer, de son coin d'au-delà, le dieu dont la statue est dans un tel endroit, foutue au milieu d'un décor dantesque comme on en retrouve en périphérie de toutes les agglomérations. Doit se dire, bon, faut se sacrifier, apporter un peu de beauté et de réconfort, un peu de transcendance et d'espoir à ces pauvres gens qui se fendent en huit milliards pour moi...
Et ces dieux, pas si masos, se sont dits, il y a fort longtemps quand ils ont créé ce monde, dans leur infinie sagesse et avec clairvoyance en l'avenir sombre de l'humanité, qu'il fallait bien se réserver de jolis petits coins pour venir y séjourner sur Terre. Ainsi ils ont inventé le Kerala, dont le nom signifie justement la Terre que les dieux se sont gardés (m'a-t-on dit). Mer invitante, jungles magnifiques, montagnes majestueuses. Chaleur torride pour leurs humeurs frileuses, altitude rafraîchissante pour quand ils n'en pourraient plus. (Ouais, je sais, la mer est pleine de requins, les jungles étaient autrefois peuplées de dangereux tigres, les forêts abritent des serpents venimeux et les montagnes sont entourées de précipices terriblement casse-gueule, mais les dieux ne sont pas dérangés par ces légers inconvénients, voyons!)
Comme les divisions territoriales n'étaient pas encore en vigueur dans l'inexistante république indienne il y a une éternité divine, ils n'ont pas fait la différence: Kerala, Tamil Nadu ("le pays des Tamouls"), Karnataka (je vous le dirai quand je le saurai)... tout pareil. Chaleur, forêts, mer, montagnes. Flore richissime, faune variée, décors bucoliques. Tiens, cet endroit d'où je vous écris ce soir, par exemple. Kodaikanal. Station de montagne à 2200 m au-dessus du plateau du Deccan, et au moins quinze degrés en dessous. Enfargeurs de nuages, les sommets qui culminent dans les 2600 m apportent des pluies fréquentes et abondantes, même hors de la saison de la mousson (ça doit vraiment être le déluge à ce moment-là!). Ce qui favorise une végétation étonnante. J'ai du mal à dire ce qui est naturel et indigène, car ce pays subit la présence humaine depuis si longtemps (et le pied pesant de l'homme n'y est pas allé de main morte pour tout réarranger), mais on trouve un étonnant mélange d'espèces tempérées humides et tropicales: pins, faux cyprès, bouleaux (bodhi: On dit que Bouddha aurait atteint l'illumination en méditant sous un tel arbre), chêne indien, eucalyptus, bananiers, palmiers, arbres à gomme, et beaucoup beaucoup d'autres, le tout agrémenté de fleurs abondantes de toutes les couleurs. De jolis lacs au creux des vallées pour compléter le tout. Voilà, le paradis pour les Indiens en vacances. Les écoliers ont congé jusqu'en juin, alors les familles s'embarquent pour la mer et les montagnes, en train, en autobus, en groupe ou en auto, entre amis ou en avion, avec la grand-mère et les mononcles, sans oublier la vidéo caméra, et le batte de criquet pour les garçons hyperactifs. Et ils débarquent... par milliers, par millions, en ces contrées cartepostalesques, jadis fréquentées par les princes, puis par les administrateurs coloniaux britanniques, qui fuyaient la chaleur de Madras, et qui ont cherché à se refaire une petite Angleterre fraîche, brumeuse et pluvieuse, avec maisons en pierre, églises protestantes aux beaux vitraux, cottages avec vérandas et vue, clubs privés et terrains de golf. Brighton-upon-Ghat. Cela donne une allure très très spéciale à la région, qui a l'air un peu anglaise (jolis parcs et jardins, beaucoup d'arbres), un peu indienne (bordélique et joviale), qui rappelle aussi une quelconque contrée méditerranéenne avec ses maisons aux toits de terra cotta rouge accrochées aux pentes et entourées de jardins luxuriants. On ne penserait pas ça de l'Inde, vraiment! Incredible India.
Je fais le tour du lac et quelque chose dans le décor et l'ambiance me rappelle, un peu, le lac des Sables à Sainte-Agathe (parce que j'ai inévitablement le mal du pays!). Jolie ville de villégiature, hôtels, maisons luxueuses, grands conifères, location de vélos, de chevaux, de chaloupes, pédalos, même de gondoles... Pour beaucoup d'Indiens ce sera LA sortie nautique de l'année, peut-être de leur vie. Il y a même des hangars à bateaux et un club d'aviron équipé avec ces longs esquifs qu'on voit dans les compétitions olympiques.
J'ai accepté à contrecœur de m'embarquer dans une visite organisée d'un parc national situé trop loin pour que je puisse m'y rendre à pied. La forêt n'est plus originelle depuis longtemps, mais belle tout de même, et dégage de suaves parfums où l'eucalyptus domine. Points de vue saisissants du haut de falaises énormes, de plusieurs centaines de mètres. Petit lac qui fait l'admiration des touristes indiens; je les comprends, dans un pays si sec, mais moi j'en ai vu d'autres, des lacs! L'eau n'est vraiment pas invitante, et pour achever de convaincre les baigneurs de ne pas y mettre les pieds on dit qu'il y a des crocodiles...

Deux jours plus tard
Jeudi j'ai pris une longue marche et suis tombé sur un observatoire astronomique de l'Institut Indien d'Astrophysique, sis au milieu d'une magnifique forêt de cyprès, pins et eucalyptus énormes, au sommet d'une montagne comme il se doit. Un petit musée un peu sommaire et dépassé mais intéressant agrémente l'endroit. Il paraît qu'on a découvert ici au début du XXe siècle l'effet Evershed, dont tout ce que je sais est qu'il a rapport au soleil.
J'ai quitté Kodai en soirée, pris un petit autobus qui nous a brassé et étourdi pendant des heures à descendre dans la plaine, loin loin en bas, par une dangereuse route où il n'y a pas 50 mètres en ligne droite, et des virages en épingle toutes les trente secondes. Ne pas trop manger avant de s'aventurer sur ces routes! Nous avons traversé d'autres affreuses mais joviales villes indiennes, certaines dans le blackout du délestage électrique quotidien, avant de remonter, encore, dans un autre massif des Ghats plus au nord. Les deux chauffeurs ont attendu deux heures pour rien, au milieu de la nuit dans une chaleur humide déplaisante, près du terminus d'autobus de Coimbatore, dans l'espoir d'attraper d'autres clients pour emplir le véhicule presque vide (nous étions trois passagers!). Même en voulant être gentil, je ne vois vraiment pas ce que je pourrais dire de convaincant à qui songerait à aller faire du tourisme dans cette ville. Dans la longue attente, distrayante petite scène de rue comme ça en passant: trois chiens s'amusent à pourchasser un pauvre rat. L'attrapent, le relâchent, sautent, le rattrapent. Au bout d'un moment, après maints mordillements le rongeur finit par ne plus bouger. Les chiens se le lancent, se l'arrachent, le laissent tomber. L'un d'eux se roule dessus avec une apparente délectation, sans doute pour s'imprégner du suave parfum d'égout que dégage le petit animal. Devenu sans intérêt, ils le délaissent, là au milieu de la rue. Bon, je le sens, avec de pareilles descriptions, je peux dire adieu à ma commission du Bureau Touristique de la place!
Au passage nous avons aperçu un autre des nombreux parcs éoliens situés dans les couloirs de vent entre les montagnes dans tout le sud de l'Inde. Des centaines, peut-être des milliers de moulins à vent blancs tournent dans la nuit, la lumière verte sur l'alternateur éclairant au passage les pales comme autant de fantômes dansant dans le ciel.

Une autre torride nuit indienne, bien d'autres sales villes plus loin, 18 739 temples, autels et sanctuaires plus tard (bien sûr j'ai inventé le chiffre, mais je suis certain d'être en deçà de la réalité), il est minuit, des centaines de personnes sortant d'un temple défilent sur la route derrière des porteurs d'une grande image de la divinité, enguirlandée de fleurs.
Il se passe rarement une journée en ce pays sans que je ne tombe sur au moins une procession religieuse, une fête, une cérémonie en pleine rue. Aujourd'hui, ça fait trois. Il n'est pas rare de voir et d'entendre des gens prier en public, en faisant la file pour acheter un billet de train par exemple, comme me donne l'occasion de vous le raconter le type qui en ce moment à côté de moi dans le cyber café récite des prières en Tamoul devant des images pieuses au mur.
Je vous écris maintenant de Udhagamandalam, plus communément appelée Ooty, autre station de montagne fort prisée des touristes, indiens et étrangers, pour ses paysages superbes et sa fraîcheur accueillante. Plus gros, plus fréquenté, moins tranquille que "Kodai", l'endroit offre quand même plus d'attractions. Plusieurs églises de différentes dénominations protestantes, évidemment une kyrielle de temples Hindous, dont apparemment un consacré à une divinité locale, au moins une mosquée, un jardin botanique que je visiterai demain, quelques musées et centres d'interprétation. Je suis tombé fortuitement lors d'une longue promenade sur un très édifiant musée de l'abeille. J'ai appris comment les peuples tribaux de la région (on dénombre quelque 450 nations tribales en Inde – les « Indiens » de l'Inde, comme nous avons les Indiens d'Amérique...) se faisaient "chasseurs de miel", en fabriquant des échelles de lianes pour descendre le long des parois des vertigineuses falaises afin d'aller recueillir le produit des ruches d'abeilles sauvages dont la piqûre s'avère souvent mortelle (si la chute dans le vide n'a pas fait trépasser le pauvre homme avant). Affaire dangereuse, affaire d'hommes, entourée comme on l'imagine chez les peuples anciens de la forêt, de toutes sortes de rituels propitiatoires et de gratitude, de superstitions néanmoins empreintes de sagesse (en ayant pour effet de préserver la ressource). Admirables gens, sages cultures, malheureusement pas épargnées par les transformations économiques et sociales qui font que les traditions tendent à se perdre. Des ONG internationales soutiennent les luttes pour leurs droits, les aident à s'organiser en coopératives afin d'obtenir de meilleurs prix au marché, et travaillent à faire connaître leur culture et leur situation précaire (e.g. ce musée).
Et j'ai appris qu'une abeille est incroyablement plus efficace qu'une voiture: elles font trois millions de kilomètres au litre de miel... Et pour recueillir un kilo de ce miel, les abeilles font collectivement l'équivalent de six fois le tour de la planète. Buzzant!
J'aurais encore tant et tant à vous dire, mais je n'en peux plus de cet ordinateur qui me fait rager, perd mes données, coupe la ligne, bouffe mes "n", que je dois reprendre constamment à cause de ce "piton coincé". Si vous saviez les acrobaties que je dois faire pour éviter de perdre mon texte, me l'envoyer à mon autre adresse de temps à autre par maque de confiance (justifié) en chacun des serveurs. Tiens, il manque un "n" dans la phrase précédente. Tant pis. Ras-le-bol. Tanné, j'arrête!!
(Dernière question philosophique: qu'est-ce qui est pire, l'électronique indienne ou la plomberie indienne, avec la toilette qui pisse de partout quand on flushe?)

Bonsoir!

Épîtres indiennes 2010 – 10

Il est des villes qu'on aime, d'autres pas, sans avoir vraiment une longue et incontestable liste d'arguments. Pour Coimbatore, vous savez. Je m'excuse auprès de ses habitants, dont je n'ose imaginer le gentilé, mais ils ont le droit de déménager s'ils veulent! Après, il y a eu Kozhikode (l'ancien nom de Calicut est plus courant), que j'ai trouvé sympathique, sur la côte de Malabar. Située sur un lieu plat au bord de la mer, elle a un charme colonial, beaucoup de vieux édifices très délabrés datant de l'époque des Portugais, puis de celle des Anglais. C'est une ville très verte, perdue dans les cocotiers, les bananiers et les manguiers. Le centre-ville est assez moderne, animé. Et il y a une très longue plage. J'y suis allé. C'était dimanche après-midi. Je n'étais pas seul... Plusieurs dizaines de milliers de personnes y étaient aussi. Grosse sortie familiale. On est très très très grégaire en ce pays. Évidemment on se baigne tout habillé (pour ceux qui se baignent, car la plupart sont juste là, assis dans le sable plein de cochonneries, à profiter de l'ambiance), pas question de costumes de bain, au grand jamais!! Quelques rares femmes se saucent les pieds, en sari bien sûr, mais ce sont surtout des enfants et des jeunes garçons qui osent se mouiller complètement. Et les hommes qui ne peuvent absolument pas s'empêcher de cracher partout, dans l'eau, sur le sable, tout le temps!

Trois autobus plus tard, je suis à Mangalore (ne pas confondre avec Bangalore), toujours sur la côte. J'aime encore plus que la précédente. Présence de l'eau, relief de petites collines, beaucoup de verdure, le même charme colonial conféré par les nombreux édifices anciens et fort décrépits, mais beaucoup de nouveaux bâtiments modernes à l'architecture avant-gardiste. Centres d'achats en hauteur comme on les fait ici, tous genres de commerces et restaurants. Une quantité incroyable de boutiques de fringues, superbes saris, sherwanis, soieries brodées. Des bijoutiers aussi, en très grand nombre. Des centres communautaires, un Palais des Congrès, des universités, des instituts médicaux, beaucoup d'établissements d'enseignement, beaucoup d'étudiants donc. Et de nombreuses jolies étudiantes à longues tresses, dans leurs colorés salwar kameez, qui, on doit le dire, agrémentent indiscutablement le paysage urbain. Il y a bien sûr un grand nombre de fort belles églises catholiques (j'en ai visité trois - autant de multipoints de sainteté de gagnés, compensant partiellement ceux que je viens de perdre dans la phrase précédente), héritage des Portugais, avec collèges souvent attenants. Saint Aloysius, par exemple, institution très réputée, occupe un vaste complexe sur le haut d'une colline au centre de la ville, et accueille depuis une couple de siècles des élèves du primaire jusqu'à l'université; il y a même un de ces petits musées-maison poussiéreux qu'ont souvent les institutions catholiques vénérables, sans doute fruit de l'œuvre patiente d'une succession de frères ramasseux. Bric-à-brac de curiosités et de vieilleries, ossements et peaux d'animaux, anciennes photos de la famille royale britannique, gramophones, radios et téléviseurs à lampes, roches et minéraux, matériel scientifique du XIXe, images pieuses, première voiture en ville (1906), bustes de personnages célèbres, statues de saints, etc. Le musée est digne de figurer dans un "musée des vieux musées".

J'ai pris de longues marches au centre, au nord et au sud de la ville. Je me suis rendu sur le bord de l'eau. L'agglomération est sise au confluent de deux rivières qui se jettent dans la mer à quelques kilomètres d'ici. Évidemment, comme j'en étais certain, la rive est comme tous les bords de l'eau en Inde: un dépotoir à côté d'un cloaque; il est ici bordé de vieux édifices sales, entrepôts en ruines, huttes de pêcheurs ou de travailleurs de chantiers maritimes (on construit de gros bateaux de pêche, en bois, exactement comme nos anciennes goélettes du Saint-Laurent!). Ça pourrait être plus joli, mais ça a une ambiance maritime. Odeur de poisson trépassé incluse. Pffhhh. Il y a deux traversiers pour passagers qui font la navette avec la rive opposée. Un monsieur est arrivé avec une grosse chaudière de vidanges, qu'il a vidée dans l'eau (c'est d'ailleurs le sens originel du mot « vidanges » utilisé au Québec, qui vient des marins) Un autre s'est amené avec une cage contenant deux rats qu'il venait d'attraper. Il l'a mise dans l'eau, le temps que les petits rongeurs s'énervent puis cessent de bouger, a vidé la cage dans la mer et est reparti... sans doute pour en attraper d'autres plus tard. Les charmes de l'Inde incroyable!

Ces rongeurs m'amènent naturellement à parler des chats. Rares, les chats. J'en aperçois un ou deux par semaine. Hier, chanceux, j'en ai vu deux. Lors d'une de ces occurrences, j'étais dans un restaurant chic, sur une terrasse sur le toit d'un assez grand édifice moderne. Dans un recoin, sur une tablette, à côté d'une colonne et derrière une télé qui diffusait des sports (ciel! - mon karma!), un petit félin observait. Le chat du resto. Je soupçonne qu'il bénéficie d'un statut ambigu de client/employé. C'est-à-dire que la nourriture lui est probablement fournie gracieusement, à condition qu'il l'attrape - et elle court vite!

Tiens, je viens juste d'y penser, ça fait longtemps que j'ai vu une vache dans les rues. À Ooty elles abondaient, mais à Calicut, non; ici non plus, pas de vaches. Des chiens, mais pas de cochons. Curieux. Serait-ce l'influence culturelle des deux autres grandes religions qui font concurrence à l'hindouisme en ces contrées? Est-ce que les chrétiens et les musulmans se seraient dit, "Eille, vous autres-là les Hindous, ça va faire les vaches dans le trafic pis les pieds dans le fumier!"? Je ne sais pas. Simple hypothèse. Étonnante Inde. Pas de vaches dans les rues!! Pas possible!!

Faut vous dire que l'Islam est très très très présent sur cette côte. On ne fait pas un kilomètre sans voir une mosquée, une madrasa (école coranique), un centre communautaire musulman, des édifices privés à l'architecture et aux couleurs résolument de tendance islamique. Les Catholiques aussi ont fait beaucoup de ravag...ahem, pardon, de conquêtes, sous les Portugais, qui, comme on sait, ont été fort généreux de leur religion, l'imposant brutalement en échange des richesses qu'ils ont pillées aux quatre coins de la planète... Fair deal, n'est-ce pas?

Avec la présence islamique vont évidemment ces pauvres femmes en noir. Très nombreuses, pas toutes voilées du visage, mais de noir de la tête aux pieds. Par cette chaleur! On peut parfois voir, entre les pans de la burka pas toujours boutonnée jusqu'en bas (on a ses petites fantaisies "sexy", quand même!) qu'elles portent un salwar kameez en dessous, comme les autres femmes, en plus des sous-vêtements. Combien de degrés il doit faire au soleil de midi en dessous de tout ça???? (Quel est le point de fusion de la femme musulmane?) Les plus jeunes et jolies portent le niqab, ne laissant voir que leurs beaux yeux par une fente. Pour les plus vieilles, ce n'est plus nécessaire, vu les effets regrettables du temps... Un type m'a abordé sur le bord de l'eau, alors que je regardais l'autre noyer ses rats. Un gentil musulman, qui m'a parlé de sa religion et a cru bon, pour me convaincre de la grande Sagesse du Prophète (Béni Soit Son Nom, etc...) de me donner quelques éclaircissements sur l'excellente manière dont elle traite les femmes, en les protégeant du regard concupiscent des hommes par cette commode et sobre tenue vestimentaire. Tiens donc, je n'aurais jamais cru que ça avait rapport à ça, noooon! Le Prophète (Béni Soit Son Nom, etc...) (et dans sa très grande sagesse) ignorait-il que les hommes voient à travers les vêtements des femmes?? On voit bien si elle est grosse ou mince, même avec six mètres carrés de toile noire sur le corps! Je me passe toutes sortes de commentaires que je garde pour moi (et que je peux partager avec vous mais n'allez pas lui répéter!), tout en restant poli avec mon fort courtois interlocuteur, dont je sais bien que la foi et les convictions jamais je ne pourrai ébranler - d'ailleurs je ne suis pas ici pour ça. Chaque peuple a ses croyances, et que je sois d'accord ou pas, je ne peux que faire un constat et réfléchir sur l'avenir de l'humanité. En déplorant qu'en cette religion comme en beaucoup d'autres, la femme est implicitement une possession du mari et que pour cette raison on doit en voir le moins possible. Mais l'inverse n'est jamais vrai (des hommes mariés voilés??) (combien de maris se sont immolés après le décès de leur épouse???). Un machisme viscéral imbibe toute cette pensée, et m'attriste. On est pas macho comme parfois en Amérique latine, en Europe méditerranéenne ou chez nous, avec vulgarité grossière et arrogance méprisante - ici c'est plus raffiné et poli, mais le fond demeure. Pauvres femmes. Essentiellement leur sort se résume à servir leur mari, lui faire des enfants, rester à la maison et les torcher, puis vieillir et engraisser en bouffant une nourriture pleine de friture pas si santé qu'on le croit. Triste. Quelques pauvres loisirs entre ça, comme jaser entre femmes, aller magasiner en gang (eh oui, elles ont le droit de sortir sans leur mari, leur frère ou leur père, en autant que des amies les escortent, à ce que je crois comprendre!), regarder les épouvantables romans-savons bollywoodiens. On a pensé à elles: il y a des boutiques pour femmes musulmanes, où on offre une vaste gamme de burkas, hijabs, niqabs, etc. fort jolis, brodés et ouvragés. Elles semblent prendre un grand plaisir à y chercher LA burka la plus séduisante... elles rient, s'amusent. Enfin, tant mieux, elles semblent bien prendre leur sort. On connaît quelques clichés sur le Paradis pour les hommes musulmans (777 vierges, etc.). Ignorant d'infidèle que je suis, je ne sais ce qu'il en est de la version féminine du Paradis, si jamais elle existe (faudra que je le lise ce Coran) (sûrement que le Prophète (Béni Soit Son Nom, etc...) a du songer à cela (dans sa très grande sagesse)). Voire. Peut-être qu'elles auront droit à l'air climatisé et des burkas colorées, ce qui rendra leur vestimentation moins suffocante et moins triste...

Parlant de vêtements, j'ai déjà fait quelques remarques sur le voile des indiennes, qui tombe toujours, toujours, toujours lorsqu'elles le portent sur la tête. Mais autrement elles le portent devant le cou, les deux longs pans rabattus dans le dos, par-dessus chaque épaule. C'est très joli avec le salwar kameez, mais ce n'est pas plus commode. Ayant remarqué qu'elles étaient souvent en train de le replacer, et n'écoutant que ma fibre scientifique, qui brûle du désir d'offrir à son lectorat d'une si grande qualité une information complète et véridique, j'ai procédé à un test. J'en ai suivi une jeune (et jolie) pendant trente secondes, montre en main (en fait mon bracelet brisé tient avec du Duct Tape depuis deux mois...). Huit fois, elle a du le replacer, son foulard. Toutes les quatre secondes, une de ses mains doit s'occuper de cette tâche! Ah, la trépidante vie indienne.

Et les hommes n'ont pas la vie facile non plus. Dans le sud la majorité portent le "lungi", variante méridionale du dhoti porté au nord. C'est ce qu'en autres contrées asiatiques on appelle un sarong. Un drap noué autour de la taille, comme on porte une serviette en sortant de la douche. Évidemment la chose a tendance à se dénouer. Faut resserrer, souvent. On peut le porter de deux manières, pleine longueur (il tombe aux pieds et frotte souvent à terre) ou replié, en quel cas il tombe au-dessus des genoux, parfois a mi-cuisses. Ce qui permet incidemment de constater, en réponse à une importante question philosophique qui se pose également dans le cas notoire du kilt écossais, qu'ici ils portent des boxers en dessous. (Voila pour vos inquiétudes mesdames. Pour l'Écosse je ne sais pas. Une autre expédition à caractère scientifique, un jour?) À pleine longueur, comme il peut traîner à terre, les hommes tiennent souvent les deux pans écartés et soulevés dans chaque main. Vraiment commode!

Évidemment tous ces vêtements ont leur raison d'être, et leur charme, mais côté pratique, vraiment, on repassera. Cela ne semble pas être une considération pertinente pour les gens ce de pays. La tradition domine tout, tout. On ne réfléchit pas, on suit. Il y a des siècles ou des millénaires qu'on s'habille comme ça, qu'on vit d'une telle manière, qu'on pense ainsi, alors, pour cette simple raison atavique, on doit continuer. C'est comme ça. C'est ça qui est ça! Malgré ma fascination pour l'Inde, et mon grand plaisir d'y être, je trouve cette attitude pénible, étouffante. Si elle n'apportait que bienfaits aux gens, je n'aurais rien à en dire, mais n'importe qui peut constater, ne serait-ce que dans la manière de gérer les ordures, que les anciennes habitudes peuvent être très néfastes. Ce n'est pas parce que l'on vit ainsi depuis cent générations que c'est automatiquement bon; ce n'est pas non plus nécessaire de tout rejeter au nom de la nouveauté, car il y a de bien bonnes choses dans les anciennes pratiques. Essayer, observer, réfléchir, choisir, est-ce si difficile? Apparemment, quand les croyances et la religion s'en mêlent, oui!

Le Kerala est un état particulier. Niveau de scolarité très élevé, espérance de vie aussi, revenu également. Et on vote à gauche. On voit un peu partout des affiches, drapeaux, graffiti en tons de rouge comportant le marteau, la faucille et l'étoile (qui répondent au croissant et à l'étoile sur fond vert également omniprésent?). Une coalition plutôt socialiste gouverne depuis longtemps. Tiens. Étonnant Kerala. Capitaliste comme toute l'Inde de nos jours, pétri de religiosité, il réussit à suivre le "zigzag juste" entre ces apparemment incompatibles visions de la société. Ce n'était pas exactement prévu par Marx, Engels et Lénine. Mais on ne se refait pas: le vieux fond pieux est toujours là, même si on est membre en règle du Parti. Vu devant un édifice du dit Parti: structure semblable aux petits sanctuaires consacrés à une divinité, mais comportant à l'intérieur un obélisque orné d'une étoile rouge. Il ne manquait - heureusement - que les guirlandes de fleurs et les offrandes de ghee (beurre éclairci). Ouf! Karl, Friedrich et Vladimir peuvent reposer en paix.

J'ai été frappé par la richesse apparente de cette partie de l'Inde (contrastant avec certains coins vraiment pauvres du Rajastan, ou des banlieues misérables de Delhi). De la route j'ai vu défiler des centaines de milliers de maisons. J'ai été impressionné de voir comme elles sont belles, grandes, bien construites, sises au milieu de la luxuriante végétation qui enveloppe tout en ces régions. Je n'imagine pas naïvement qu'il n'y a pas de pauvreté, mais elle est certes bien moindre qu'ailleurs, et les statistiques le démontrent. Décidément, les Keralans ne vivent pas dans la misère. Initiatives gouvernementales, programmes sociaux progressifs. Tourisme aussi. Et autre chose, le travail à l'étranger. Beaucoup s'expatrient "temporairement" au Moyen Orient. J'ai personnellement jasé avec des Indiens qui revenaient du Koweit, de Bahrain, de Dubai, d'Arabie Saoudite. On profite des salaires élevés (ou des salaires tout court!) pour envoyer à la famille restée au pays une généreuse contribution qui, d'après les statistiques représente le cinquième des revenus en cet État.


Jeudi 22 avril

C'est avec un certain regret que j'ai finalement quitté Mangalore hier soir, sachant qu'il est de ces lieux au bout du monde dans lesquels on est chanceux de passer une fois, mais où on a toutes les probabilités de l'univers de ne jamais revenir. J'ai pu constater que la banlieue nord de la ville est très grande et industrialisée, qu'elle comporte un port océanique fort actif. Bien que sur des centaines de kilomètres la route côtoie la mer généralement à moins de trois milles, on ne la voit jamais, sauf sur deux kilomètres où elle longe directement la plage. On sent néanmoins sa présence, indirectement, à cause des marchands de poisson dans chaque ville et village. L'odeur, surprenamment, porte fort loin, et elle nous a accompagné quasiment tout le long de la nuit. Hmmpfff.

J'hésitais à venir à Goa, très très touristique (contrairement à Mangalore). Mais c'est effectivement un très bel état. Plusieurs parties de la côte sont montagneuses, le reste offre de nombreuses et très belles grandes plages, qui font le bonheur des visiteurs indiens ou étrangers, ainsi que la prospérité des habitants. Comme nous sommes hors-saison de tourisme étranger (mais en haute saison de tourisme indien - ceci me laisse un peu perplexe), je suis tombé sur un très joli motel directement sur la plage, à Colva, que j'ai eu pour un bon prix, moins cher que certains trous "trois coquerelles" dont je me suis contenté ailleurs. Pour huit piastres par jour j'ai une petite chambre sans télé, vue sur un très beau jardin fleuri (lauriers, hibiscus, etc.), piscine (je m'en fous!), et la mer est juste à côté, vaste. Il y a pléthore de restos-bars-cocotiers aux toits de palmes, sur la plage, avec musique envahissante. D'ailleurs ce matin j'étais à la terrasse de celui du motel, mangeant un "english breakfast" (oeufs, binnes, toast, bacon, jambon, saucisses, tomate, frites) dont je m'ennuyais un peu, et une musique banale, suite de de tounes américaines quelconques, me cassait les oreilles, même si je suis allé m'asseoir le plus loin possible. C'est alors que je l'ai entendue. Elle. Oui, elle. La maman de René-Charles. À date je n'ai trouvé aucun pays, aucun continent, où sa voix ne résonne dans les haut-parleurs. Mon regard se porte, songeur, vers le Grand Sud. Peut-être que là-bas (au frais), sur la banquise...

Quelle chaleur dès qu'on quitte le vent de mer et l'ombre des cocotiers! Devrait y avoir un règlement en ce pays contre pareille température! Je ne suis pas le premier à le remarquer. Marco Polo, qui est passé sur la côte de Malabar il y a huit siècles avait fait ce commentaire: "Car en cette contrée il y a chaleur si grande qu'à peine peut-on l'endurer; et si vous mettiez un œuf dans un fleuve, il serait aussitôt cuit par la chaleur du soleil." Je ne l'invente pas!

Je ne suis pas très plage-tropicale (on le sait, je préfère la mer Mingane à l'Océan Indien, et les épinettes aux cocotiers), mais je puis tout de même apprécier le charme indéniable du lieu. C'est bien joli et très agréable, en effet. Je ne me plaindrai pas. Je pense à plusieurs d'entre vous qui m'enviez, apparemment dans un Québec frette et pluvieux, et je vais sans trop grand mal m'efforcer de profiter de l'ici. Et je vous salue, toujours bien chaleureusement, du bord de la mer d'Arabie.

Namaste

Margao-Colva, Goa
Épîtres indiennes 2010 - 11

Finalement, Goa, c'était pas si pire! (Je vous entends rire) Mer, cocotiers, restos, ambiance relax. La plage de Colva, près de Margao, ressemble à toutes les autres plages de la côte. Comme les parkings ensablés couverts de foules ne sont pas vraiment mon trip, je me suis offert une couple de ballades vers Panjim, la sympathique capitale de l'État, et vers Old Goa, neuf kilomètres à côté de celle-ci. Trois bus locaux, environ deux heures de tapecul, d'attente et de transpiration pour l'aller seulement, mais ça vaut la peine. La vieille Goa, fondée par les Portugais à la fin du XVII siècle, était à son apogée une ville florissante, superbe et plus peuplée que Londres ou Lisbonne! Elle comptait cinquante églises, cathédrales, chapelles, couvents, collèges, et édifices épiscopaux. Vers le milieu du XIXe une épidémie de malaria et de choléra a ravagé la population et il fut décidé d'abandonner les lieux, pour se déplacer vers là où est la capitale actuelle. Il ne reste que trois grandes cathédrales à Goa même (dont l'une contient, fort ostensiblement et richement exposées, les reliques de Saint-François-Xavier, venu mourir par ici (de chaleur, c'est sûr!!)), et plusieurs ruines de moindre intérêt. Mais quels édifices merveilleux et imposants! J'y suis retourné deux fois tellement j'ai aimé ça! Non, c'est une blague: la première fois j'ai bêtement oublié de remettre ma caméra dans mon sac à dos le matin. Le lendemain je me suis dit, bon, je ne peux pas décevoir mon très hypothétique futur public de projections (séances d'endormitoire garanti!), alors je suis revenu photographier tout ça. Très grandes églises de style chatolique-baroque-portugais. Ça veut dire tenez-vous bien, y a de la fioriture sur les murs!! Dorure, couleur, fresques, sculpture, niches, chapelles latérales... en veux-tu en v'la! Ça a du plaire au Indiens, qui ont également un penchant pour l'excès de surabondance de débordement de profusion en matière de décoration. Un point de plus pour les missionnaires convertisseurs! Et ça a marché. Jusqu'à aujourd'hui, on est fort catholique en cette contrée. Il y a des églises (pleines de monde à chaque messe!) dans chaque petit bled, des chapelles, des sanctuaires, des autels, niches, croix, partout, partout, partout. Dans l'autobus, les gens se signent en passant devant une église, comme on nous avait enseigné à le faire dans les cours de catéchisme! Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait pas d'Hindous, naturellement. Il y a un bon nombre de temples un peu partout, et énormément de gens ont la tikka dans le front. Pas tellement de musulmans, par contre.

Faut que je vous dise, Goa (l'État de) a été colonie portugaise jusqu'en 1961, avant de redevenir indienne. Ce qui explique la consonance lusitanienne de la plupart des toponymes, ainsi que beaucoup de sons et d'expressions de la langue locale, qui me semble avoir été fortement influencée. Les gens aussi, portent manifestement un bon pourcentage de gènes européens, ce qui fait un mélange assez réussi.

Panjim, petite capitale d'à peine cent mille habitants, est tranquille, propre, bien organisée (des trottoirs!!). Sise sur la Mandovi, sur une zone plane au bord de l'eau, elle monte à l'assaut des grandes collines et des petites montagnes qu'on rencontre en s'éloignant vers le sud. Elle me fait un peu penser à la Malbaie, à Gaspé et à Québec, pour différentes raisons dans lesquelles la température n'est PAS incluse. Un traversier relie la rive opposée, comme vers Lévis. Il y a un autre petit cours d'eau qui serpente dans la ville et se jette dans le grand cours d'eau ouvert sur la mer. Il y a quelques grands édifices modernes comme se doit d'en avoir une capitale, mais la plupart des édifices sont de deux ou trois étages, de style colonial, avec toits en terra-cotta rouge bien évidemment. Vieillis certes, mais plusieurs ont été bien entretenus ou sont en rénovation. La ville a indéniablement du charme. De nombreux bateaux de croisière sillonnent le cours d'eau. Des bateaux de pêche passent, de grandes péniches chargées de minerai montent ou descendent le courant. Il y a deux grands bateaux à roues à aubes, comme sur le Mississipi, qui en haute saison touristique emmènent les touristes et vident efficacement leurs poches, non à cause de la forte houle, mais grâce aux casinos qu'ils abritent. Deux grands traversiers de mer (presque aussi gros que le Camille-Marcoux qui relie Godbout-Matane-Baie-Comeau) sont à l'ancre; je suppose qu'ils attendent la prochaine invasion touristique... après la mousson?

L'ambiance de Goa est fort relax. Fait si chaud... c'est un endroit de vacances, de plages, les gens qui y viennent n'ont envie que de ne rien faire. Faire du "farniente" (sic), comme disent certains! L'habillement aussi est moins strict. Il est normal pour les hommes de se promener en shorts, et même en bedaine s'ils ne sont pas trop loin de la plage. Des femmes "d'un certain âge" portent le sari de bain un peu court - on voit des genoux! Des plus jeunes sont carrément en shorts, les épaules dénudées! J'ai même vu, oh scandale, une femme en noir qui portait la burqa un peu courte: On apercevait, honte, sa cheville! Où s'en va la moralité! Hérésie, transgression abominable! À l'hallali! Holà, qu'on hèle l'Ayatollah local! Sévir, sévir! Vivement une fatwa!

Je me suis baigné intégralement une fois, en compagnie de quelques milliers d'amateurs d'eau de baignoire chaude. Bon, c'est fait. Et ils continuent de cracher dedans, constamment. Yache! Je préférais venir profiter de la mer et du bruit des vagues (pour contemplation seulement) le soir, tard, alors qu'en certains endroits un peu éloignés vers le nord ou le sud de Colva, on peut être seul: il n'y a pas un chat. Vraiment. Que des chiens, incidemment. Y en a quelques-uns uns qui se sont pris d'affection pour moi, et ne me lâchaient pas. Je tolère, mais quand on devient trop familier (manifestations canines de grande amitié, lichettes baveuses), je dis non! Ils sont des dizaines à vivre là, entre mer et cocotiers, bouffe facilement disponible avec tous ces restos et tous les restes que les gens sèment un peu partout. Mais ils manquent d'affection, car tout le monde les ignore. Quelle vie de chien!

L'autre jour - journée faste - j'ai vu trois (3) chats! Même que le troisième était devant la porte de mon petit chalet-motel à Colva. S'est laissé flatter et prendre! Rarissime en Inde. La gent féline est très très très furtive.

J'ai réussi, en passant par une agence et en me mettant en "tatkal" (sur la liste prioritaire, plus chère), à obtenir un billet de train pour Mumbai, d'où je vous écris ce soir. Je craignais un peu cette ville énorme. Mais en fait la partie centrale, historique est très jolie, propre (pour l'Inde s'entend), et relativement relax. Plusieurs très beaux édifices au style étrange, mélange de victorien-gothique-indo-moghol-surchargé ou je ne sais quoi, héritage bien sûr du Raj Britannique. Grands boulevards bordés d'édifices à arcades, qui préservent de la pluie et du soleil. Beaucoup de statues et de monuments imposants. Énormément de verdure, de très grands parcs. Un détail éminemment remarquable: quelques rues ont des panneaux indiquant leur NOM!! C'est génial, fallait y penser! Il est à espérer que l'exemple sera contagieux dans le pays... (???) Et bien sûr la mer, de tout côté (ne pas la regarder de trop près, c'est moins ravissant...). L'avantage aussi du vent qui en vient, aidant un peu à amoindrir les effets vraiment pénibles de cette chaleur moite et collante. À l'ombre et au grand vent, c'est, disons, endurable. Autrement, l'enfer. Je suis mouillé de la tête aux pieds de toute cette eau qui me sort par la peau. J'ai fini par faire comme les habitants: un mouchoir acheté d'un des millions de marchands de rue me sert maintenant exclusivement à m'éponger, comme les manches de mon T-shirt mouillé ne suffisaient plus.

C'est cher, et si je cherche les standards extrêmement modestes auxquels je me suis habitué en Inde, il me faudrait payer quatre ou cinq fois ce que je paye ailleurs. J'ai trouvé un Lodge assez miteux mais proche de la gare. Chambre (à peine plus grande que le lit) sans fenêtre, mais bien sûr avec ventilateur (ça c'est un must!). Toilettes dans le couloir, et l'eau est toujours coupée quand j'en ai besoin. Fait chier! (Justement, c'est un des moments où on l'apprécie beaucoup!). Quatre étages à monter dans un escalier en bois qui devait déjà être usé quand la reine Victoria prévoyait venir en visite (mais elle n'est jamais venue). Vétuste édifice au style surprenant, des balcons de bois sur cinq ou six étages. Étonnant que ça tienne encore. Avec cette chaleur suffocante, j'ai besoin de quelques douches par jour, et aussi de laver mon linge et le sécher. Ce qui s'avère impossible.

Arrivé ce matin à cinq heures, dans l'obscurité et dans le sommeil, je n'ai pas vu les vastes bidonvilles qui s'étendent au nord de la ville. J'aurai sans doute quelques commentaires à faire à ce sujet si je les vois à mon départ. Il est vrai qu'en une marche de quinze minutes en venant de la gare ce matin j'ai vu des milliers de gens dormir dehors. Plus que dans d'autres villes d'Inde.

J'ai vu rapidement (une minuscule partie de) la ville, j'ai beaucoup marché, pris le pouls, admiré et contemplé. J'ai eu chaud et j'en ai assez, même s'il y a indiscutablement beaucoup de choses à voir. Une petite croisière dans le vaste port s'est révélée agréable et impressionnante. Rien que de bateaux de croisière pour touristes, comme on trouve dans le Vieux-Port de Montréal, il y a plus d'une cinquantaine. Vaste collection de yachts de plaisance et voiliers de gens riches et millionnaires ("crorepatis" en hindi) membres du Royal Bombay Yachtclub situé à côté du fameux hôtel Taj Mahal, où a eu lieu l'attentat de 2008 (c'est encore en rénovation). Importante base navale indienne: corvettes, destroyers, navires de ravitaillement, deux gros porte-avions. Et des cargos au mouillage, par centaines, en amont et en aval. Même une plate-forme de forage pétrolier, tiens. Je ne savais pas qu'il y en avait par ici.

Donc demain, à moins que je ne change d'idée, comme ça m'arrive, je partirai pour Pune, ensuite vers d'autres villes à l'intérieur des terres, plus au nord.


Bouillantes et collantes salutations de Mumbai, Maharashtra

Épîtres indiennes 2010 - 12

Mercredi 5 mai

Après le passage sur la côte tropicale et trop humide (oui, l'allitération facile était voulue, scuzez-la), me voici de retour dans l'Inde aride et archi sèche; C’est près d'ici je crois que la célèbre archi-duchesse faisait sécher ses chemises, qu'elle aimait archi-sèches paraît-il. En effet, c'est un plaisir d'y faire la lessive, car on peut presque se rhabiller tout de suite avec le même linge, tellement l'évaporation est forte.

Une certaine ville du centre de l'Inde

La ville n'est pas laide - pour une ville indienne. Un peu de relief, deux lacs, un petit et un grand, assez jolis de loin. Quelques parcs, des quartiers chics, un superbe musée de l'État du Madhya Pradesh, renfermant des milliers de splendides sculptures anciennes, des artefacts du néolithique (ou du mésolithique? Hmmm....), des collections de timbres, de documents anciens, de photos, de reproductions de peintures de cavernes médiévales (5e siècle). Plusieurs grandes et fort belles mosquées, un vaste chowk, quartier-bazar aux multiples ruelles étroites et tortueuses bordées de marchands de toutte. Un musée en plein-air de la vie tribale, que je n'ai jamais trouvé, et que tout le monde semblait ne pas connaître... ce sera pour une autre fois (???). On verra.

La rue principale (que j'ai sous ma fenêtre) près de la gare est un perpétuel chaos cacophonique coloré pétaradant et pollué, dans lequel on peut facilement prendre un de ces agréables bains de foule, de poussière, de traffic et de gaz d'échappement typiquement indiens, à peu de frais (sauf pour sa santé pulmonaire). C'est très zen, croyez-moi.

Il n'y aurait donc pas grand'chose à en dire, et le nom serait inconnu de tous car ce n'est point une destination touristique, si ce n'était d'un tragique évènement survenu il y a plus d'un quart de siècle. À minuit et quelques minutes, le 3 décembre 1984, 40 tonnes d'un nuage d'isocyanate de méthyle s'échappent accidentellement de la tuyauterie de la Union Carbide (je vous ai déjà parlé à quelques reprises de la qualité de la plomberie indienne, n'est-ce pas?), se répandent sur la ville, tuant 3828 personnes sur le coup, vingt mille autres dans les semaines et mois qui suivent. À ce jour, plus de 120 000 personnes souffrent encore de maux divers et graves reliés à cet accident. Évidemment la multinationale a tout fait ce qu'elle a honnêtement et malhonnêtement pu pour s'exonérer du blâme, mais a fini par cracher une fraction des milliards que le gouvernement indien réclamait en compensations. Quelle part de cette somme a percolé jusqu'aux poches des victimes? On sait que l'argent se perd en passant des poches d'en haut à celles d'en bas...

La compagnie est fautive, sans l'ombre d'un doute, car elle est responsable de ses employés. Ce qui ne veut pas dire que ce soit strictement la faute des américains. Les employés, les gestionnaires, les techniciens, étaient indiens. Sachant comment ils gèrent les ordures ou la circulation, comment ils branchent les fils électriques et raccordent les tuyaux, je me permets d'émettre prudemment l'hypothèse que certaines personnes d'ici portent peut-être une part de responsabilité morale dans cette affaire. Le laisser-aller n'a pas sa place dans une usine de produits chimiques dangereux. Nulle part et quelles que soient les coutumes du pays.

Bref, je me suis rendu (illégalement!) hier après-midi sur les lieux, aujourd'hui abandonnés, où rouillent paisiblement les sinistres tuyauteries. Comme des milliers d'autres l'ont fait aussi depuis l'époque. À ce point de la lecture, les plus vieux d'entre mes lecteurs se rappellent certainement le nom de cette ville: Bhopal.

Pour l'avenir de l'humanité, il est nécessaire de faire devoir de mémoire, même douloureuse. Exxon Valdez, Amoco Cadiz, Seveso, Love Canal, Three Mile Island, Tchernobyl...

Quelques jours avant...

Un rickshaw-wallah conduit son véhicule, une patte dehors, tendue vers l'arrière d'un autre pétaradant et poussif trois-roues dirigé par un collègue, poussant la bagnole trop faible pour rouler par ses propres moyens.

Un autre de ces étonnants engins roule "à vive allure". Entre autres décorations, sur le toit, un petit aigle en plastique mou, dont les ailes battent au vent. Cute.

Durant mon court passage dans la métropole, j'ai aperçu six chats. Je le note, car on n'en voit pas souvent.

Quittant Mumbai et ses interminables faubourgs (les indicateurs de noms de rues, comme vous l'aviez deviné sans que je vous le dise, ce n'étaient que pour quelques rues, dans le centre, bien sûr! Pas de danger qu'on les nomme toutes, dans quel monde vivrait-on!) en autobus, je suis passé par Pune, dans les Ghats, puis me suis posé à Aurangabad. Peu de touristes s'y arrêteraient si ce n'étaient des célèbres trente quatre cavernes d'Ellora à quelques kilomètres à l'ouest de la ville. Creusées dans la paroi basaltique sur une période de quelques siècles au moyen-âge par des moines Bouddhistes, Hindous, puis Jain, ce sont de très impressionnantes œuvres, finement sculptées et autrefois recouvertes de couleurs. Aujourd'hui cohabitées le jour par les chauve-souris et les touristes. Il y a aussi le fort de Daulatabad, en haut d'une montagne comme il se doit. Le sultan de l'époque (Mohammed Tughlaq, en 1328) avait fait déménager TOUTE la population de sa capitale, Delhi, jusqu'ici (c'est à onze cents kilomètres!). Pas de train ni d'autorickshaw dans le temps. Après quelques années, comme la situation était stratégiquement intenable, il leur a fait faire le chemin inverse. Paraît qu'y z'ont pas aimé ça! Surtout ceux qui n'ont pas survécu...

Et en cette ville j'ai mangé de délicieuses figues fraîchement cueillies. Mémorable.

Ce fut ensuite un passage par Nagpur (qui n'a rien de bien mémorable) pour rejoindre Wardha, la ville où était basé Jamnalal Bajaj, dont je vous ai déjà parlé. Son père spirituel et adoptif, le Mahatma Gandhi, a établi en 1936 son célèbre ashram à Sevagram, à quelques pas de là. Centre d'expérimentation spirituelle, sociale et politique, Gandhi l'a voulu un exemple de l'Inde paysanne, villageoise, autarcique, sur laquelle il souhaitait que se modèle la nation indépendante qu'il œuvrait à faire naître. Pas d'indépendance politique sans indépendance économique, et surtout morale. Ici se sont formés de nombreux satyagrahis, combattants pacifistes pour le Swaraj (l ' « auto-gouvernance » de l'Inde); ici se sont rendus tous les grands de l'époque, qui ont fait l'histoire incroyable du pays. Ils venaient rencontrer "Bapu", qui, de son modeste bureau dans sa hutte au toit de paille, adressait lettre par-dessus courrier à tous ceux qui travaillaient sans relâche pour la Noble Cause. J'ai passé quelques heures là, à errer entre les bâtiments toujours intacts (et religieusement conservés), à imaginer les discussions fort sérieuses qui ont pris place sous ce grand arbre devant l'aire de prière, ou sur la véranda de Gandhi. Il est des moments précieux comme cela.

Vinoba, un autre de ces illustres personnages dont je vous ai parlé, a lui aussi établi son ashram non loin, à Paunar. Comme Sri Gautam Bajaj m'y avait invité lors de notre rencontre à Sikar en mars, j'ai donné suite. J'ai séjourné quelques jours au Brahma Vidhya Mandir (c'est le nom officiel), question de jaser avec lui, de "humer l'atmosphère" des lieux, de vivre une pause non-touristique au milieu de ce voyage, de côtoyer les résidentes de l'ashram (à part Gautamji, il n'y a qu'une vingtaine de soeurs, la plupart assez âgées, qui y vivent toujours). J'ai participé humblement aux tâches (balayer la cour et l'entrée, tous les matins à six heures (alors qu'il fait seulement très chaud, et non insupportablement chaud), avec ces maudits balais trop courts qui donnent mal dans le dos en plus de perdre constamment leurs !@^&$R^*? de brindilles constituantes que je passais mon temps à ramasser et à réinsérer dans le balai; J’ai essayé d'être pieux et d'éviter les mots ecclésiastiques québécois, mais ce fut plus fort que moi - encore quelques multipoints de sainteté de perdus!), faire la vaisselle, labourer et désherber le potager, en vue de la prochaine saison qui commencera avec la mousson. Je me levais à quatre heures, pour la première prière; c'était hypnotisant de les entendre psalmodier en sanskrit. Les prières des autres ne me dérangent pas tant que je ne comprends pas ce qu'ils disent et qu'on ne m'impose pas de les répéter... et d'y croire! Là-dessus, ce que j'ai bien aimé, c'est la totale liberté de croyance qui est laissée aux membres. L'Ashram, qui est abonné à quelques périodiques, en reçoit même d'une association d'athéistes. J'aime bien cette ouverture d'esprit. La communauté est un lieu d'expérimentation spirituelle, agricole, sociale et politique. Pas de chef ou gourou, les décisions se prennent en commun, par consensus. Tout le monde qui le peut participe à toutes les taches manuelles et humbles (les sœurs âgées percluses de rhumatismes sont dispensées des taches lourdes). La vie est simple ici, monastique. C'est aussi pourquoi la relève, en notre époque de facilité technique, est mince. Peu de jeunes se sentent appelés à cette vie rude, austère, autarcique (on n'y mange que ce qu'on y produit), pleine de renoncements (alcool, tabac, chasteté obligée, pas de TV ni de radio, entre autres!!). La moyenne d'âge s'élève lentement mais sûrement chaque année, laissant présager des lendemains douteux pour l'avenir de l'Ashram. Et je les comprends, ces jeunes! Moi non plus, je ne m'enfermerais jamais dans une place de même, si paisible, écologique et fraternelle soit-elle. Pas très doué pour la vie monastique, le vieux! J'admire leur abnégation, mais je ne pourrais suivre!

Encore quelques centaines de kilomètres de fer sous nos roues, et je me retrouve en cette jolie ville de Gwalior, au centre de laquelle est sis un imprenable fort en haut d'une abrupte montagne. Il ceint tout un ensemble d'édifices, comprenant une école très cotée, plusieurs temples, palais et musées. Particularité intéressante de l'endroit, on trouve un petit temple médiéval où, sur une pierre, est gravé à plusieurs reprises le symbole du zéro. C'est la première occurrence connue du symbole de ce nombre pas si nul qu'on le croit, et si important pour les mathématiques!

Ici aussi il y avait un Maharadjah, qui s'est fait construire un "modeste" palais, aujourd'hui transformé en musée. Détail: dans la salle à dîner plus vaste qu'un gymnase de polyvalente (et sacrément mieux décorée!), qui pouvait accueillir luxueusement plusieurs centaines de convives, un petit train électrique traînant des wagons de cristal parcourait les tables pour distribuer les drinks. Faut dire que le Maharadjah en question était passionné de chemins de fer. A d'ailleurs été Ministre du Rail à une certaine époque, milieu vingtième. Amateur de gadgets progressistes, son père (ou son grand-père?) avait même des ventilateurs fonctionnant au kérosène. Ça devait sentir bon!

Parlant de train, je me dois de rectifier une très grossière erreur commise il y a quelques épîtres. J'avais dit que le confort en était minimal, et la propreté aussi. C'est très incomplet, et pour rendre justice à Indian Railways (modeste compagnie de 1.6 millions d'emloyés, servant 20 millions d'usagers par jour) je me dois de nuancer mes propos. Le manque de confort est amplement compensé par le soin minutieux qu'ont apporté les concepteurs afin de maximiser l'inconfort, tandis que le manque de propreté l'est par l'attention soutenue que le personnel d'entretien porte à la préservation de la crasse historiquement déposée par des cohortes d'usagers (Ah, on a le sens de l'histoire en ce pays!), qu'on a la délicatesse de ne pas enlever entre les multiples couches de peinture gris-bleu nanane pâle qu'on badigeonne artistiquement sur les précédentes trop écalées ou sur le métal rouillé afin de tenir ensemble les composantes des wagons. Tout n'est pas négatif - il y a des aspects qui le sont plus que d'autres, voilà tout!

Mais. Sont quand même plus rapides et efficaces que notre pauvre compagnie de chemin de fer national, qui fait passer les convois de minerai avant les passagers. Et il y a du service à bord! Pas deux minutes ne se passent sans qu'un vendeur de quelque chose ne vienne proposer de l'eau froide en bouteille, des boissons gazeuses, du tchai, des fritures épicées, des fruits, des sucreries, des repas, etc. Même les mendiants viennent faire leur show. Des petits gars passent vaguement le balai dans le couloir, remuant un peu la poussière, puis demandent l'aumône. Entre chaque arrêt on est assuré d'avoir la visite de quelques boiteux, estropiés, borgnes, amputés ou autres infirmes, qui s'occupent, avec raison, à faire pitié. Hélas pour eux, peu de gens donnent.




Samedi 8 mai

Encore quelques heures de route vers le nord (j'ai pris l'autobus, dont les sièges sont décidément mieux que les bancs de train). J'ai peut-être manqué les bidonvilles de Mumbai (quoique j'en ai vu pas mal d'autres, ils abondent en ce pays), mais au moins, JE L'AI VU! Le célébrissime édifice blanc que Shah Jahan avait fait construire il y a près de quatre siècles à la mémoire de son épouse préférée morte en couches, Mumtaz. Avoir à choisir entre une visite des bidonvilles et ceci, le choix est facile. C'est impressionnant, et bien sûr très très beau, surtout si on compare avec l'architecture d'un centre d'achat nord-américain... Le marbre blanc translucide ciselé et incrusté de pierres semi-précieuses a quelque chose que la tôle d'acier peinturé n'offre décidément pas. Mais comme j'en avais tellement vu de photos, je n'ai pas été renversé ni transporté d'émotion. Désolé, je n'ai rien de bien original ni de dithyrambique à en dire. C'est ça qui est ça. Tagore, le grand poète indien, en a dit de très belles choses, je ne peux assurément pas l'égaler. Vous le lirez. Chu pas poète.

Aurangzeb, le fils du Shah, pas fin, a renversé son père dès qu'il en a été capable, l'a fait enfermer dans le fort d'Agra sis non loin, d'où Jahan a pu, pendant les huit dernières années de sa vie, contempler le mausolée érigé pour sa bien-aimée, sans doute en soupirant. Méchant garçon!

Moi, j'ai la chance de contempler le bel édifice de ma fenêtre de chambre, pour peu que je m'étire le cou. Pour huit piastres par jour, et avec toute ma liberté, c'est une appréciable aubaine, et j'en suis fort gré à Jahan d'avoir fait bâtir le Taj. Juste dommage que ça ait mal fini pour lui.

Salutations inspirantes et toujours très transpirantes,

Agra, Uttar Pradesh

Épîtres indiennes 2010 -13

Dans la tête d'un certain voyageur
Le voyage en solo à travers l'Inde vient de s'achever. Cinq semaines à ne jamais rester en place plus de quatre jours d'affilée. Du mouvement, de l'action. Ce fut une belle expérience. On a l'occasion de se retrouver, forcé qu'on est de se parler! À travers le tumulte, il y a toujours le voyageur solitaire qui me fait part de ses commentaires, qui rit de son allure assez ridicule, qui se plaint des conditions du voyagement, qui voudrait que j'écrive ceci ou cela. Je lui en concède beaucoup mais ne peux quand même pas lui faire ses quatre volontés. Tout ne sera pas dit. Ce n'est jamais possible. Y a de l'indicible, du pas disable et du pas-le-temps-de-tout-dire. De toutes manières, si vous saviez comme il est bavard! N'arrête presque jamais. En fait probablement jamais, mais je me tanne parfois de l'écouter et mets la switch à "off" pour avoir la paix.

Voyager seul, cela développe de nouvelles facultés d'adaptation, de débrouillardise. Comme il faut toujours (vilain défaut) que je me prouve des choses à moi-même (avec la crainte de ne pas être cru) (par moi-même), j'avais besoin de me démontrer que je suis capable de m'arranger tout seul pour parcourir ce grand pays d'un bout à l'autre. OK, c'est fait, là. T'es content, Bachant? Bon, astheure, fous-moi la paix et laisse-moi m'amuser.

- Tu penses vraiment que tu as fait le voyage seul? C'est moi qui a tout organisé, c'est moi qui t'ai fait trouver le chemin du comptoir de réservation bien caché à la Gare de Nagpur, moi qui ai retardé le train pour que tu puisses t'y embarquer en temps parce que tu as acheté à 9h32 le billet pour un départ à 9h30, moi qui t'ai fait rencontrer tous ces gens intéressants qui ont rendu ton voyage si facile et agréable, c'est moi qui ai fait tomber ta caméra sur la marche de l'autobus en marche à Fatehpur, et non en bas dans la rue, moi qui t'ai fait trouver tous ces hôtels pas chers, moi qui...

- Ça fait!! Non mais, pour qui tu te prends????

Voyez, c'est comme ça tout le temps!! Pas moyen de m'attribuer aucun mérite pour rien de ce que je fais; à le croire, c'est toujours lui qui a tout fait. Moi je ne serais là-dedans qu'un misérable pion, totalement manipulé. Pire, les gaffes et les bêtises c'est moi, les bons coups, c'est lui. Maudite bonne compagnie en voyage! Ça fait des belles soirées dans la chambre d'hôtel, je vous jure!!

Et je suppose que tu vas même t'attribuer la paternité de toutes mes meilleures tournures de phrases dans mes épîtres?

- Évidemment, c't'affaire, qu'esse-tu penses!

-... mmmmphhhh, vraiment rien à faire! C'est incurable. Faut que je l'endure.

"Dites-nous, pour le bénéfice de nos téléspectateurs, Monsieur Bachant, ce que vous a apporté ce voyage à travers le pays de Gandhi", demande le journaliste au voyageur qui vient à peine d'émerger de l'avion.

-Mais qu'est-ce que vous me voulez, vous??? Bien sûr que j'en retire grand bien, mais c'est personnel, et je vais certainement pas étaler ça devant tout le monde. On est en direct devant combien de spectateurs??? Est-ce qu'on est dans une suite de "Surprise sur Prise" ou quoi? Vous vous foutez de ma gueule? (sur ce il disparaît à grandes enjambées dans la passerelle donnant sur le couloir qui mène aux carrousels à bagage).

Eille, non mais, qu'est-ce qu'ils ont toutes aujourd'hui à me tomber dessus? Pas moyen d'être tranquille? Je reviens d'un petit voyage intérieur à l'intérieur du pays, pis y sont touttes après moi. Ça va être quoi quand je vais revenir d'Inde dans cinq semaines??

Bon, ça va faire, là, les voyages intérieurs. On va aérer, on va aller voyager dehors, ça va faire du bien...

Je vais avoir la paix, et essayer de les semer, poursuivre mes explorations extérieures, afin de vous épargner les parfois disgracieux échanges que je peux avoir avec le "personnel" qui m'accompagne. Grands Dieux! (36 crore!)


Delhi

De retour depuis lundi soir dans la Capitale, et bien heureux de retrouver mes amis, ma "famille" de Delhi, dans mon "chez soi" indien, je me repose à mon "camp de base" afin de repartir dans une couple de jours avec Puneet vers d'autres villes incontournables de l'est de l'Inde. Il est pris par son travail et ne pourra vraisemblablement pas quitter avant samedi. Bien sûr je pourrais me sauver tout seul tout de suite mais, outre le fait que j'apprécie de "végéter" quelques jours dans la grande ville familière après cette course effrénée à travers le sous-continent, j'ai vraiment envie, à cette étape, de voyager avec quelqu'un d'autre. Enfin d'autre autre, si vous voyez ce que je veux dire! En ces contrées je suis à plusieurs égards comme un enfant, ignorant le parler, l'écriture, les codes, les significations. Je ne comprends rien à ce foutu pays et, à partir de mes valeurs et connaissances de petit québécois inculte, ignare et ignorant, j'élabore prétentieusement des hypothèses bizarres pour expliquer ce que je ne comprends pas - c'est-à-dire tout!

Combien de fois j'aurais aimé avoir Puneet à mes côtés pour me dire ce qu'il y a d'écrit sur ce panneau, m'expliquer à quoi sert ce truc, m'éclairer sur les sparages que fait ce type, me parler des questions de castes, me dire pourquoi on suspend des pompons ou des chaussures sous les pare-chocs des voitures et des camions, m'expliquer l'étiquette indienne (si une telle chose s'explique!), me donner le pouls d'une certaine jeunesse d'ici... Je me coucherais moins niaiseux, et mon noble et méritoire lectorat, au lieu de lire charitablement mes sarcastiques inepties idiosyncratiques pourrait se dire "Tiens, voilà donc un article intéressant, informatif, bien documenté et bien écrit par quelqu'un de sérieux et impartial qui m'en apprend beaucoup sur ce magnifique pays!"

Parlant de manque total d'objectivité: Pauvre Indian Railways sur le dos de laquelle je tape lâchement à répétition et à grands coups de clavier, elle qui n'est même pas là pour se défendre - d'une attaque en français en plus! Je me promets d'essayer au moins une fois un trajet en première classe, rien que pour comparer les conditions avec ce que je vous ai décrit plus tôt, qui se rapportait "bien sûr" à la modeste classe Sleeper (l'avant-dernière) et à la pitoyable Seconde (qui est la dernière en fait, mais il y en a plus que deux, probablement "environ" six si je comprends bien (quoiqu'en matière de logique indienne il n'y a rien à comprendre, si j'ai bien compris), mais tout est infiniment compliqué en ce pays et comme je vous disais il y a deux lignes (la redondance est moins inexcusable que l'incohérence), je n'y comprends rien de rien! Aaaugh! Misère! Quelle complexité!

Mardi soir je suis mort. Je ne m'en étais pas aperçu (peut-être un de ces virus insidieux mais foudroyeusement fatals, méchamment caché dans un insignifiant morceau de paneer?), mais je l'ai réalisé lorsque, enfin installé, avec l'air climatisé, dans un fauteuil infiniment plus confortable que ceux des trains d'I.R (ce qui n'est pas un grand exploit en soi), et qui me laissait de la place pour les genoux, contrairement aux bancs d'autobus que j'endure depuis trois mois, j'ai entendu une musique indiciblement sublime, délicieusement harmonieuse, aux multiples sons exquis, accompagnés par une voix parfaitement maîtrisée qui dansait avec agilité sur la complexe gamme musicale indienne, valsant sur les rythmes effroyablement compliqués que scandait le joueur de tabla. Ces dix musiciens et cette chanteuse s'affairaient en parfaite cohérence, calmes et souriants malgré l'attention soutenue et intense qu'ils portaient à leurs contributions sonores respectives dans l'exécution de ces œuvres sans doute anciennes mais pourtant intemporelles. Une couple d'heures au Paradis! Avec deux cerises sur le sundae: c'était gratuit (mais ça ne m'aurait pas dérangé de payer, quoiqu’en réalité cela n'a pas de prix); à la sortie, on offrait - gratuitement aussi! - un CD du groupe. J'étais aux anges! Ma résurrection n'a pas été trop pénible, malgré la chaleur qui m'attendait agressivement à la sortie de la salle de concert du India International Center. Un petit instant j'ai cru m'être trompé de porte et être tombé à l'étage en-dessous du Paradis, là où le chauffage est déréglé depuis toujours...

Hier, mercredi, j'ai terminé un passionnant et volumineux bouquin sur les dessous de l'histoire de la fin de l'Empire Britannique en Inde intitulé "Indian Summer". C'est un livre "intéressant, informatif, bien documenté et bien écrit par quelqu'un de sérieux et impartial, qui m'en apprend beaucoup sur ce magnifique pays!" ( -Tiens, voilà qu'il se plagie lui-même maintenant, on aura tout vu! ) J'ai plongé pendant quelques jours dans les vies extraordinaires de ces personnages de grande envergure que sont les Gandhi, Nehru, Patel, Jinnah, Liaqhat, Mountbatten le Viceroy et son exceptionnelle épouse Edwina, Churchill, Atlee et quelques autres... On ne nous montre pas seulement les faits, on ne nous rapporte pas seulement leurs paroles et leurs gestes, mais on nous en apprend beaucoup, à travers mille et une anecdotes véridiques, sur leur pensée, sur leurs valeurs et, ce qui est aussi savoureux qu'éclairant pour comprendre l'histoire, leurs motivations personnelles, leurs sentiments les uns envers les autres, comme on le devine pas toujours nobles, ou au contraire parfois exceptionnellement chaleureux (e.g. Jawaharlal, veuf, aimait vraiment beaucoup beaucoup beaucoup la femme de Mountbatten, qui le lui rendait bien). Aucun n'est exempt de défauts, souvent proportionnels à leurs grandes qualités (ou pour certains, de qualités proportionnelles à leurs grands défauts), mais on nous les fait paraître sous un jour nouveau, très humain, infiniment révélateur, dans un récit intensément captivant, dont l'effet est amplifié pour moi qui suis présentement en cette capitale où se sont déroulés il y a cinq, six ou sept décennies beaucoup des évènements relatés dans le magistral ouvrage, et qui viens justement de parcourir d'un bout à l'autre le pays qui est le théâtre de l'action.

C'est donc encore l'esprit imbibé de l'ambiance exaltée de cette époque glorieuse mais troublée de l'histoire indienne - et de l'histoire du monde! - que je suis parti explorer hier certains coins de la ville où avaient pris place des évènements importants. Il n'y a rien de tel que de visiter un lieu pour s'imprégner concrètement des conditions dans lesquelles s'est déroulée l'histoire, surtout quand on en est féru.

J'ai visité la résidence officielle où a vécu Jawaharlal Nehru, militant de longue date du Indian National Congress et premier Premier Ministre de l'Inde indépendante, aujourd'hui transformée en vaste musée (la maison, pas l'Inde!!). Quels moments intenses a vécu cet homme, quelles responsabilités effrayantes il a du assumer lorsque, le lendemain même de l'accession à l'Indépendance tant attendue, ont commencé les troubles, les émeutes, les massacres inter-religieux sanglants et barbares, puis une guerre fratricide avec l'autre nouvel État voisin résultant de la regrettable partition des Indes, le Pakistan. Cette visite fut un bain d'histoire, qui nous fait également découvrir au passage le lien avec sa fille Indira (Gandhi), qui deviendra aussi Première Ministre quelques années après sa mort, avant de finir elle-même assassinée, comme d'ailleurs son propre fils Rajiv. Destins grandioses mais tragiques d'une famille décidément très spéciale. Et il y a encore une Gandhi parente de l'autre (sa belle-fille, la veuve de Rajiv) à l'avant-scène de la politique indienne aujourd'hui, Sonia, à la tête du Parti du Congrès. On lui souhaite meilleure chance que les précédents porteurs de ce nom de famille remarquable mais un peu lourd...

J'ai eu longuement le temps de réfléchir et méditer sur tout ce que j'avais vu et lu dans le musée en m'en revenant longuement à pied à travers la très grande ville, traversant un parc qui porte le nom dudit premier Premier Ministre, voisin du très chic et verdoyant quartier diplomatique de Chanakyapuri. De boulevard en viaduc, d'un marché à un quartier résidentiel, à travers bazars et rues en réfection, je suis revenu par la Ring Road dans mon petit bled modeste et chaleureux de Kotla Mubarakpur.

Il y a foule dans le microscopique cybercafé, des gens attendent que se libère une place, une fille a du revirer de bord tantôt. Je sens des regards lourds qui se portent sur cet étranger qui monopolise une précieuse place depuis trois heures et demie. Vous m'excuserez donc de faire preuve pour une fois d'un tout petit peu de civisme altruiste, et vous contribuerez involontairement à cette bonne œuvre en vous privant pour aujourd'hui de lire encore plus de mes passionnantes et sarcastiques inepties idiosyncratiques!

Bonsoir!

Épîtres indiennes 2010 -14


Jeudi 20 mai
Apparemment la route du Paradis passe par le chemin du Purgatoire.

Enfin, voici un petit récit d'aventures, pour faire changement des idiosyncratiques délires sarcastiques de votre écrivailleur hebdomadaire.

Comme je commence assez à le savoir, les plans sont des choses qui sont susceptibles de changer. Surtout en ce pays. Depuis le début de mon voyage tout s'est à peu près déroulé selon des trajets et horaires que je m'étais vaguement fixé. Cette semaine je voulais voyager vers l'est avec Puneet. Il n'a pas pu se libérer du travail et il est impossible d'avoir des billets de train. Voulant profiter au maximum du temps qui me reste, je suis donc encore reparti seul, vers le nord cette fois, vers les montagnes et la fraîcheur. Même le frette, je dirais. J'ai vu des pins, des cyprès, des mélèzes et même des épinettes, ainsi que des cimes enneigées. Mais il m'a fallu y mettre le prix, en roupies, en inconfort, en temps et en contretemps!

J'ai quitté la cuisante Delhi dimanche après-midi par un autobus de la compagnie d'État de l'Uttar Pradesh emprunté au Kashmiri Gate Inter State Bus Terminal. Généralement un peu moins chers que les privés, et passablement plus délabrés, on se demande comment il se fait qu'ils roulent encore. L'habitude, probablement. Ou bien la statuette enguirlandée et les images pieuses qui ornent l'avant. Mais ils ont l'avantage de partir à peu près à l'heure, pleins ou pas (de ce temps-ci ils le sont, très), alors que les privés, un peu plus confortables, attendent souvent d'être à pleine capacité avant de décoller.

[Petite note explicative ici sur les autobus privés: Tout comme dans les autobus publics, il y a un chauffeur et un "calleur-collecteur". En gare ce dernier crie le nom de la destination ("HaridwarHaridwarHaridwarHariwarHaridwarHaridwaaaaar!!") tout en racolant les éventuels passagers. On a ses petites stratégies pour les inciter à se presser à embarquer. On met le moteur en marche, on fait des vroum vroum ostentatoires à plusieurs reprises, on fait mine de partir, l'autobus avance un peu, recule, avance, reste là, avance, recule... parfois même le chauffeur coupe le moteur et reprend son manège quelques minutes plus tard. Quand le "calleur" juge qu'il y a assez de monde, même si ce n'est pas rempli mais qu'il sait qu'on va en prendre encore beaucoup en chemin, ou bien si ça fait vraiment trop longtemps qu'il fait poireauter (et bouillir) les passagers, qu'il ne faut tout de même pas trop malmener si on veut les garder avant qu'ils n'aient payé, il donne le signal au chauffeur de partir. C'est en route qu'il ira de l'un à l'autre percevoir le montant de la course.]

Donc, notre autobus se met en branle, se faufile laborieusement à travers les rues congestionnées de la capitale, enfile un boulevard puis un autre, emprunte un pont sur la Yamuna, nous fait traverser les interminables faubourgs de l'est de la ville. Je ne voudrais jamais, jamais, jamais habiter là!! Quel endroit misérable et déprimant. Presque pas d'arbres ni d'espaces verts, que d'horribles maisons mal foutues. Quelques constructions plus modernes, plus jolies et mieux bâties, quelques centres d'achat tout neufs, près des stations du métro aérien, heureusement, pour ces millions de travailleurs qui commutent matin et soir vers l'autre rive. Des parcs industriels vraiment, vraiment laids, de vieux édifices sales. Puis de détour en détour nous arrivons à ce que je crois d’abord être un autre terminus d'autobus, entre des entrepôts et des usines. Je suppose qu'on va prendre quelques passagers ici. Mais c'est curieusement désert - les gares d'autobus en Inde sont TOUJOURS bondées. Il y a bien deux douzaines d'autobus dans le stationnement, et je finis par comprendre en voyant leur état, plus pitoyable que la normale, qu'ils sont en réparation. Le chauffeur recule le véhicule dans un des ports du garage crasseux couleur cambouis graisseux poussiéreux. Je descends, avec quelques autres passagers alors que plusieurs demeurent à l'intérieur. Un mécanicien en sandales amène un cric, l'installe, soulève l'arrière de l'autobus. Il y a une crevaison sur le pneu intérieur du côté droit, il faut donc enlever les roues doubles de ce côté. La roue ôtée il défait à coups de masse et à l'aide d'un grand levier les collets qui tiennent le pneu sur la jante. Il le sort, puis enlève la grosse tripe, percée. On va quérir un remplacement, qui fuit lui aussi. Heureusement, on en trouve une autre, qui passe le test avec succès. Il l'installe dans le pneu, le remet en place. Une heure a passé, dans cet agréable et bucolique endroit.
Les faubourgs s'étirent, s'étirent. Nous finissons par quitter l'agglomération, après deux heures de route et une heure au garage. Les petits morceaux de campagne sont entrecoupés de nombreuses villes, où la route est invariablement la rue principale, et donc le bazar, encombré de vendeurs, de monde, de véhicules en tous genres, de vaches, chiens, cochons, chèvres. Chaque bled traversé est l'occasion d'un autre embouteillage. Nous n'avançons vraiment pas vite. La chaleur et la pression qui règnent à l'intérieur de l'autobus me font craindre à tout moment l'amorce d'une réaction de fusion nucléaire... C'est pas un voyage en autobus, c'est un tour de toaster! Le métal du bord de fenêtre est brûlant, la cuirette des sièges aussi, les vitres, tout. Bien sûr, j'ai les genoux dans le banc d'en avant, comme toujours, et le gros monsieur d'à côté déborde un peu sur mon siège trop étroit, apparemment conçu pour des nains anorexiques. Même pas moyen de bouger. À force de micro contorsions j'arrive à changer un peu le mal de place. Pour un temps. De petit embouteillage agaçant en gros embouteillage énervant nous arrivons enfin à un vrai stationnement de véhicules. Je comprends après un bon moment que c'est à cause d'un passage à niveau. En Inde, on abaisse les barrières dix ou quinze minutes avant l'arrivée d'un train; c'est, il me semble, une des rares choses au sujet desquelles on se montre prévoyant. Avec la circulation qu'il y a, la file de véhicules allonge rapidement. Si ce n'était que cela, ce serait déjà assez problématique, mais c'est ici qu'intervient une caractéristique déplorable des chauffeurs indiens. Au lieu de rester dans la file normale, à gauche, certains smattes essaient de passer à côté de tout le monde, à droite. Évidemment, ils restent coincés à la barrière. Ils tentent alors de s'insérer entre les autres véhicules déjà en file; on comprend que peu de gens sont enclins à les laisser passer! Donc ils restent pris là, alors que d'autres qui se sont permis le même petit jeu se retrouvent derrière eux. Au bout de quelques minutes, il y a deux files de véhicules, diversement stationnés, qui occupent les deux voies de l'étroite route. De l'autre côté de la barrière pendant ce temps, naturellement, on a fait pareil. Le train passe. La barrière ne se lève pas. Un quart d'heure plus tard, un autre train s'amène. Bon, on va pouvoir bouger... Non. La barrière reste baissée. Un troisième train arrive, une éternité plus tard. Enfin, les barrières s'élèvent. Mais maintenant, deux files de voitures, autobus, jeeps, camions, tracteurs et charrettes se font face. Rien ne bouge, évidemment. Que faire? La solution indienne miracle: on klaxonne! Ça n'avance toujours pas (tiens, quelle surprise!), alors que faire? Comme pour les prières non exaucées, on recommence, plus fort et plus longtemps. Le petit québécois qui bouille depuis quatre heures dans son inconfortable siège rumine en sa tête des imprécations catholicisantes peu flatteuses à l'endroit de ces enfoirés de chauffeurs et, dans le tintamarre des klaxons, se permet même de vociférer à voix haute, au grand étonnement des voisins du banc. J'avoue que je les ai traité de bande de cons qui ne savent pas vivre (les chauffeurs, pas mes voisins), exaspéré de les voir stupidement se tirer dans le pied tout en compliquant la vie à tout le monde.

Heureusement (sans doute à cause d'une intervention divine suscitée par quelque prière dévote faite à haute voix), un "sauveur" s'improvise, puis un autre, qui sortent de leur voiture, donnent en gesticulant des ordres à l'un d'avancer d'un pied, à un autre de reculer de trois mètres, à tel autre de se tasser un peu plus sur le côté, dans la boue. On finit par débloquer l'embâcle, par faire bouger le caillot (je songe à un roman du terroir d'ici qui pourrait s'appeler « Ravinder Maitre draveur »...). Quelques véhicules de la file opposée passent à côté de nous. Après un temps très très long, nous avançons finalement de quelques mètres, puis de quelques autres. Nous bougeons! Une autre belle heure agréable s'est écoulée. Cette conduite sauvage, égoïste et franchement imbécile est une des plaies de la circulation en ces contrées. Je suppose que le même genre de comportements se retrouve dans d'autres domaines de la vie indienne. Ça explique certaines tares nationales et l'état général du pays.

Comme une médaille a toujours un revers, voici pourtant le bon côté des choses. Chez nous pareille situation est généralement évitée parce que les gens sont (un peu) plus disciplinés et courtois au volant, mais si un chauffeur se permettait ces incursions dans la mauvaise voie pour dépasser les autres (ça arrive!), il se ferait rapidement mettre à sa place, et vertement engueuler. Peut-être même qu'un gros inculte musclé, tatoué et baveux sortirait de son char pour lui taper dessus ou lui arracher la tête. Ici, rien de tout ça. C'est comme normal, et bien que tout le monde klaxonne inutilement, personne ne gueule, tout le monde reste doux et souriant. Les indiens sont très gentils. Heureusement. Quel drôle de pays! Incredible India!

Le voyage se poursuit gaiement, d'embouteillage de village en bouchon de travaux routiers, de contournements de vaches en dépassements de charrettes à foin. Il fait nuit depuis longtemps lorsque nous arrivons enfin à Haridwar, haut-lieu religieux Hindou. C'est là que le Ganga, fleuve sacré, sort de l'Himalaya pour traverser la vaste plaine qui porte son nom. Comme la haute saison du pèlerinage vient de commencer, le terminus est bondé de véhicules. Il déborde - il y a bien six ou sept douzaines d'autobus, disposés n'importe comment dans un vaste espace boueux qui s'appelle la gare. Presque tous les passagers descendent ici, je pourrai enfin m'asseoir confortablement pour le reste du chemin jusqu'à Rishikesh, une quinzaine de kilomètres plus loin! Il règne à Haridwar un esprit festif, tout est illuminé et décoré, les rues sont bondées de monde, il y a des centaines d'hôtels, de lodges, de guest houses, de résidences pour pèlerins. Et des multitudes qui coucheront dehors, comme ils en ont l'habitude. Rishi est plus petit, mais il y a quand même foule, malgré l'heure tardive. Un rickshaw-wallah m'aborde à la sortie de l'autobus pour me proposer un hôtel (ils reçoivent une commission pour chaque client qu'ils réussissent ainsi à convaincre). J'insiste pour un prix acceptable que je spécifie, et il me le confirme (ça aidera à négocier rendu là - ils nous offrent invariablement les chambres les plus chères). Il m'emmène à six kilomètres vers le nord, dans un confortable petit hôtel dont une partie est encore en construction. On m'avait dit que j'étais sur la route de Badrinath, où je souhaitais me rendre, et que si je sortais de bonne heure (cinq heures), je pourrais facilement attraper un autobus ou une jeep partagée (shared jeep).
Le lendemain matin je fais le pied de grue sur le bord de la route. Plusieurs véhicules me passent au nez, archi bondés, sans même ralentir. Je comprends finalement qu'en cette haute saison les foules incommensurables de pèlerins remplissent absolument tout ce qui est en état de rouler, et que je n'ai strictement aucune chance d'embarquer ici. Je pars à pied vers la ville, puis finis par trouver un Vikram qui me dépose à la gare routière (c'est un véhicule à trois roues, comme un auto rickshaw, mais un peu plus gros. Conçu pour six passagers il peut donc facilement en paqueter quinze selon les standards de confort indien). Des pèlerins partout, des pauvres en haillons qui ont couché dehors, des sadhus barbus vêtus de safran, d'orange, de jaune ou de rose, des familles, des vieillards qui font le pèlerinage dans l'espoir d'un miracle. Foule pathétique mais patiente. Personne ne parle anglais, personne ne sait, personne ne peut m'informer quant à un éventuel autobus pour Badrinath. Je trouve un préposé qui, d'un geste vague m'envoie "là-bas", où quelqu'un d'autre m'envoie ailleurs... Je tourne en rond une bonne demi-heure. Pas moyen d'avoir un autobus. Si tôt, presque tout est encore fermé. Il y a toujours des agences de voyage près des gares. L'une est enfin ouverte vers sept heures trente. Je demande au type s'il y a moyen de me rendre. Non, pas d'autobus gouvernemental, pas d'autobus privé disponible, pas de jeep à réserver ou à partager. C'est que Badrinath, au bout de la route, en haut de l'Himalaya, est un lieu de pèlerinage (il y a peut-être une place en Inde qui n'est PAS un lieu de pèlerinage???). Le temple ne va ouvrir que dans deux ou trois jours pour la saison, car la route est fermée l'hiver en ces régions montagneuses, et les véhicules sont déjà réservés. Bon, j'en fais mon deuil, je ne peux pas attendre, car je dois revenir à Delhi pour la fin de semaine. Songeons à un plan B. Je retourne à pied au même hôtel (c'est plein partout dans la ville) où je sais pouvoir trouver une chambre (la même) fort convenable, pour un prix raisonnable.
Je passe la journée de lundi dans le coin, et m'informe auprès d'un agent de voyage qui a son office au rez-de-chaussée. J'ai pensé à une autre destination, qui était en fait mon idée première: Gangotri, la source du Gange, loin dans l'Himalaya, à plus de trois mille mètres d'altitude. Cette route-là est réouverte depuis deux jours, et c'est le rush, le raz-de-marée Hindou. Toutes les âmes pieuses veulent s'y rendre, et tous les touristes indiens fuient aussi la chaleur d'en bas, cherchant l'air frais des montagnes. Ça va être difficile, mais c'est possible. Il me conseille de prendre un Vikram et me rendre au shared jeep stand, très tôt le lendemain (les jeep partent de bonne heure, car la route est très longue). En soirée je me promène dans le coin, marche quelques kilomètres vers le nord, où un sentier mène à une belle chute, dans un petit parc national dont l'entrée coûte trente roupies pour les étrangers (cinq pour les Indiens).

Levé très tôt mardi, je me rends au lieu dit pour chercher une jeep en partance pour Gangotri. Je ne suis pas seul!!! Tout semble plein, c'est le bordel habituel, personne ne sait où, qui, quoi, quand, comment. Au bout d'un moment je repère un grand étranger blond, qui baragouine en anglais avec un accent slave que je ne connais que trop bien. Ce russe aussi veut aller à Gangotri. Un jeune anglais se joint à nous. À quelques pas de nous, une espagnole accompagnée d'une française parlent à un indien qui s'en va au même endroit. Très gentil, et infiniment mieux habilité que nous tous pour s'informer et négocier, il nous dit qu'il y a un chauffeur qui est prêt à faire le voyage pour quatre mille roupies jusqu'à Uttar Kashi, aux deux-tiers du chemin environ. Nous trouvons quelques autres passagers (une japonaise et un autre indien), ce qui fait huit personnes à se partager la facture. C'est cher, mais en cette saison, les conducteurs ont le gros bout du bâton pour négocier. Comme c'est à prendre ou à laisser et que tout le monde veut y aller, nous acceptons. Le fun commence. Je me retrouve assis sur un des bancs arrières, placés de côté, face à face. La pire place quand on est comme moi porté à la nausée. Je n'ai rien mangé ce matin et me sens déjà un peu faible. Il fait chaud, nous sommes tassés, et la route s'élève, cahoteuse, toute en courbes et en lacets. La vue est belle, mais regarder défiler le paysage sous cet angle est atrocement nauséeux. Pénible. Plus tard dans le voyage je remarquerai que beaucoup de jeeps et d'autobus sont décorés sous les fenêtres de traînées colorées qui ne sont pas des taches de boue... Je ne suis pas le seul à avoir mal au cœur. Mais je puis déclarer avec fierté que je n'ai pas contribué à salir notre véhicule. Ce n'est pas que mon estomac n'y ait pas songé, mais il n'avait rien à renvoyer, alors c'est précisément ce qu'il a fait.

La route est non seulement étourdissante, elle est aussi vertigineuse. Les montagnes sont très abruptes, et la route étroite s'accroche difficilement aux parois de roche friable et de terre meuble (propices aux éboulis, fréquents à la fonte des neiges et à la saison des pluies), surplombant de très haut la profonde vallée. Des milliers de petites terrasses patiemment aménagées au fil des siècles par les courageux habitants de ce pays leur permettent de cultiver ce sol pentu et d'en tirer subsistance. Nous roulons constamment au bord d'un précipice. Il n'y a aucune section de route rectiligne, tout est en courbes et en côtes. Une seule seconde d'inattention du chauffeur, une seule erreur et neuf âmes s'envoleraient vers leurs ciels, enfers, purgatoires ou limbes respectifs alors que le véhicule plongerait et déboulerait sur des centaines de mètres. À force de voyager en Inde sur de telles routes, on s'y fait un peu, mais tout de même, le voyageur nord-américain s'ennuie de nos routes larges et bien conçues. Au problème de la route déjà dangereuse il faut ajouter celui de la lourde circulation, spécialement en cette période de pèlerinage et de tourisme intense. La largeur semble à peine suffisante pour un véhicule, selon nos normes généreusement sécuritaires, mais c'est qu'il faut rencontrer à tout bout de champ! Chaque fois le miracle se produit, chaque chauffeur se tasse un peu sur son accotement (si on peu appeler ainsi les quelques pieds qui séparent la partie pavée, respectivement du précipice d'un côté, et de la paroi montagneuse de l'autre) et on finit par passer. Détail: les véhicules qui ont encore un miroir le gardent en position rabattue - les autres l'ont perdu lors de telles rencontres. C'est vous dire à quelle distance on se croise. Ou on se dépasse, en klaxonnant comme il se doit. Parfois, alors qu'il appert visiblement que l'étroitesse encore plus marquée de certains passages ne permettra pas, même avec l'aide de Krishna ou Ganesha, de laisser passer l'autobus et le camion en même temps, il faut que l'un des deux recule jusqu'à un endroit moins étroit. C'est toujours impressionnant de ne rien voir entre nous et le rebord de la route, ce qui permet de contempler à notre aise (!!!!) le fond du ravin, loin en bas. Cumulant toutes ces impressions et sensations avec la grande chaleur, on obtient un merveilleux cocktail sensoriel qui a tout pour plaire au voyageur intrépide et rendre son périple mémorable!

Ce n'est pas tout. Comme au moins la moitié des près de 1.2 milliards d'indiens semblent avoir choisi d'emprunter cette même route en ce beau jour de mai, et comme je vous ai déjà parlé de leur façon de conduire, vous devinez qu'il risque de se produire ici et là des congestions routières passagères. En effet. Chaque village est construit à flanc de montagne, très étroitement serré sur la route. Tous les commerces, toutes les échoppes donnent sur cette rue. Il y a grand achalandage. Des autobus de voyageurs sont stationnés n'importe comment devant des dhabas, bloquant le trafic. Des voitures cherchent à se faufiler, entre les vaches, les camions, les cohortes d'écoliers en uniformes (sont pas en congé, eux??) et les troupeaux de chèvres, bien sûr. Traverser un petit bled prend souvent un quart d'heure. Et il y a les inévitables pannes, crevaisons et autres impérieuses causes d'arrêt intempestif qui obstrueront une voie. Nous avons été bloqués une demi-heure dans un village, d'où heureusement la vue était fort belle.

Tout au long de la route, des Sadhus marchent avec leur baluchon, quelques-uns uns pieds nus. Ils couchent n'importe où, vivent d'aumônes, sont toujours souriants. Et patients. Ah, la sainteté!
Comme partout en Inde des paysannes longent le chemin, portant sur leur tête de lourds fagots de paille, de bois de chauffage, ou des plats en équilibre sur leur tête. Pauvres elles, si menues (mais fortes!), se faire utiliser comme bêtes de somme (et ceci est l'un des moindres maux de leur difficile situation)...

À Uttar Kashi nous sommes tous descendus, et un autre chauffeur nous a bientôt proposé de partir pour Gangotri, pour mille cinq cents roupies. Le Russe et moi étions partants. Notre jeune anglais était hésitant. Il a accepté au bout d'un moment de pourparlers, pour ensuite changer d'idée. Soit, Vladimir et moi nous nous partagerons la facture, comme nous tenons à nous rendre et avons peu de jours devant nous. Vers quinze heures trente nous repartons donc avec ce nouveau chauffeur, "Lucky" qu'il se fait appeler. Nous devons d'abord faire un long détour par le Forest Department pour nous procurer, nous a-t-on informé, un permis requis pour les étrangers désirant se rendre à Gangotri, situé tout près de la frontière tibétaine (donc chinoise et militairement sensible). - Mais non, ce n'est pas nécessaire, seulement pour ceux qui veulent faire le trek entre Gomukh et Gangotri! On nous avait - encore! - mal informés. C'est quasiment la règle ici, et cela révèle l'état de la bureaucratie ainsi que le degré d'organisation dans ce pays. On est habitués.

Notre chauffeur a croisé un de ses collègues (ils semblent tous se connaître) qui avait une crevaison. Il lui a refilé notre roue de secours, car celle de l'autre, qu'il nous a laissée en échange, était aussi crevée. Nous avons aidé à changer la roue et sommes repartis, en espérant secrètement que nos pneus usés à la fesse tiendraient le coup jusqu'à destination. Non seulement on ne voit généralement plus de rainures sur la surface de roulement, mais souvent celle-ci commence à se détacher sur les bords. Chez nous on appelle ça des pneus finis, et ils ne sont à ce point même plus bons à rechaper. Peuvent tout juste faire des défenses pour les quais dans une marina. Et ici on roule en fous et en surcharge sur des routes épouvantables, caillouteuses, boueuses, pleines de roches tombées, constamment sur le bord d'un gouffre dont le fond donne sur l'au-delà...

Au fil des heures le paysage devient de plus en plus spectaculaire. La forêt s'est transformée. Il y a eu les cyprès, puis sont apparus les pins. Maintenant il y a des mélèzes, et j'ai même vu des épinettes (Des épinettes! Le bonheur!!!). On voit des cimes enneigées au-delà des énormes montagnes au premier plan. L'air est très frais, même froid. Entre les bouffées de diesel des autres véhicules je peux respirer un peu de ce doux parfum de forêt de conifères gigantesques. Presque un parfum de chez nous. Le jour tire à sa fin, la route devient de plus en plus mauvaise, les embouteillages de plus en plus fréquents et longs à franchir. Tantôt, en passant dans un de ces petits villages boueux, sales, encombrés de véhicules de touristes et de pèlerins, Lucky a laissé la roue dans un garage mais n'a pu en trouver d'autre en échange. Moi, à sa place, je me serais forcé un peu. Nous continuons. La circulation est très lourde.

Notre progrès devient de plus en plus lent à mesure que nous approchons du but. Nous sommes plus souvent arrêtés qu'en marche. Fréquemment il nous faut attendre dix minutes, puis quinze, vingt, moteur coupé. L'un de ces arrêts s'étire, s'étire. Une demi-heure, une heure. Quelques mètres et nous nous immobilisons encore. Un chauffeur derrière nous vient demander un coup de main, car il a un problème mécanique. Il y a sous le capot un câble qui pend, détaché. C'est le câble d'ouverture des gaz, relié à l'accélérateur. Le type n'a évidemment pas de lampe de poche, seulement la petite lumière de son cellulaire, avec laquelle on ne voit pas grand chose. Ma frontale s'avère fort utile. Il ne trouve pas où fixer ce câble. Je repère l'endroit, mais ça ne veut pas tenir. Il déchire une bande d'un mouchoir et en fait un petit ruban, avec lequel il noue le câble en place. Réparation indienne! Ça tiendra... jusqu'à ce que ça lâche. Krishna bless India!
Une autre heure passe, puis encore une autre. Nous nous étions installés le moins inconfortablement possible dans la jeep, emmitouflés dans nos vêtements. J'ai prêté un imperméable au chauffeur qui, imprévoyant, n'avait qu'une chemise et un chandail de laine. Chacun dormait ou somnolait. Tiens, un mouvement. Nous remettons en marche. Avançons de cinquante mètres à peine, accompagnés d'un bruit déplaisant parce qu'indicateur d'un problème assez incommodant dans les circonstances: notre pneu arrière gauche est à terre. Hmmm. Je ne suis pas vraiment surpris, quoiqu'un peu déçu! Les autres véhicules continuent, nous restons là. Lucky est totalement découragé, incapable de faire quoi que ce soit. Vladimir et moi considérons les différentes options, dont je fais part au chauffeur (l'anglais de notre ami russe est très pauvre, et je dois habituellement lui servir d'interprète. Mes années sur les bancs d'université trouvent enfin un usage pratique!). Nous pourrions dormir dans la voiture et marcher jusqu'au village de Gangotri le lendemain matin, nous pourrions prendre une marche le soir même (il est vingt-trois heures trente), tenter de trouver un collègue qui pourrait lui refiler un pneu, ou bien il pourrait du village, sur une ligne fixe, appeler le type du garage où il a laissé la roue (les cellulaires ne fonctionnent pas ici), afin qu'au matin un autre chauffeur puisse nous l'apporter. Nous lui offrons toute notre aide pour l'une ou l'autre des options, mais il prend beaucoup de temps à se brancher; la décision lui revient, puisque lui seul connaît la langue, la place, les ressources, les gens, les possibilités d'obtenir une aide mécanique et les usages de la communauté des chauffeurs. Finalement, après moult tergiversations, nous tombons d'accord pour marcher tous les trois jusqu'à Gangotri, qui est à environ sept kilomètres. Il n'a pas de lampe de poche non plus et il fait noir comme chez le diab... pardon, comme chez le dieu qui habite dans le coin. Ganga, je crois. Heureusement, nous progressons aisément grâce encore à ma frontale. Je suis le seul à avoir quelques restes de nourriture à grignoter, pois chiches rôtis et amandes - aucun de nous n'a mangé aujourd'hui, et j'ai vraiment l'estomac dans les talons. Nous nous mettons en marche, au pas rapide. Nous sommes à plus de trois mille mètres, l'air est un peu raréfié et à la vitesse où nous marchons, comme je n'ai rien mangé, la tête me tourne. Lucky est étourdi aussi. Il ne faut pas trop longer le ravin, le faisceau de la lampe se perd dans les profondeurs, ça a l'air creux, et on entend gronder le cours d'eau loin en bas. Nous verrons le lendemain que le Ganga coule dans un profond canyon aux parois verticales, lui-même creusé au fond de la vallée aux parois abruptes. Toute chute serait fatale.
Après une heure et quart de marche, arrivons au village. Pendant les quatre ou cinq derniers kilomètres, nous longeons une file ininterrompue d'autobus, jeeps, camions et voitures, la plupart avec leurs passagers dedans, tassés les uns contre les autres, abriés de draps, couvertures, toiles ou châles. Il y a du monde plein les rues, quelques restos encore ouverts. Lucky cherche une place pour dormir, moi je trouve encore plus urgent de manger - je me sens comme de la guenille molle. Si je fais un pas de plus je sais que je vais tomber en pleine face. Finalement nous trouvons un endroit pour avaler une bouchée, l'habituel dal-chawal (lentilles et riz). Le chauffeur, en discussion avec deux types, négocie une chambre qu'on nous louerait à un prix qui frise l'extorsion, mais c'est tout ce que nous pouvons espérer trouver dans les circonstances. Assez mal pris, nous acceptons. Je choisis de dormir à terre tout habillé (on gèle, il fait autour de cinq degrés et c'est très humide) sur une couette qui me servira de couverture et de matelas, pendant que les deux autres se partagent le lit double et les couvertes de laine.
Au matin il pleut. Personne n'a vraiment le goût de sortir à la pluie pour essayer de trouver une roue de secours, puis de marcher sept kilomètres sous la flotte. Notre chauffeur est le dernier levé, assez raqué. Pas un type en forme, la petite ballade l'a épuisé et il a les pattes raides! Heureusement la pluie n'est pas trop forte, et diminue d'intensité après quelques minutes. Nous prenons au moins quelques photos des lieux, de la vue splendide qui s'offre à nous lorsque les nuages laissent enfin entrevoir les sommets voisins. Des foules de pèlerins vêtus d'imperméables en vinyle à vingt roupies se pressent dans le temple voisin. Le torrent qu'est le Ganga coule tout à côté. Si la vue est magnifique lorsqu'on tourne son regard vers le ciel, c'est malheureusement beaucoup moins joli si on jette un coup d'œil en bas. À côté de quelques jolis temples, les bâtisses disgracieuses et mal foutues, les ordures, la boue jonchée de saletés gâchent la belle impression. Et il y a ces armées de miséreux au regard plein d'espoir, ces vieillards fatigués, ces mendiants boiteux, ces estropiés qui se traînent péniblement, appuyés sur un bâton. Ils sont nobles dans leur courage, leur détermination, grands dans leur misère assumée. Mais j'ai bien peur que le dieu ne soit pas ému outre mesure, tellement sollicité qu'il est de demandes de guérisons miraculeuses ces jours-ci... Il est probable que la plupart s'en retourneront sans avoir retrouvé l'œil, la vigueur ou la main manquante... Better luck next year.
Nous, nous attendons toujours notre petit miracle. Ressortant du bled, nous côtoyons la file de véhicules garés le long de la route - il y en a sur cinq kilomètres! Certains essaient difficilement de faire demi-tour sur le chemin étroit, bloquant momentanément le passage même aux foules de piétons qui arrivent ou tentent de repartir. Lucky demande une petite faveur aux chauffeurs dont les véhicules ont le même type de pneus, mais ne trouve personne pour l'aider. Nous marchons toujours vers notre jeep. Puis il aperçoit celle d'un collègue. L'autre n'y est pas, mais Lucky décide de prendre non pas sa roue de secours (qui est dégonflée), ce qui serait déjà pendable, mais sa roue arrière! Je lui dis que je trouve ça pas mal cheap, mais il m'assure que c'est un ami, que c'est coutumier de faire cela, qu'il n'y a pas de problème ("Kuy bat nahin"). Ouain. Je me permets d'en douter, et lui donne un papier et un crayon pour qu'il écrive au moins une note explicative. Avec des amis comme ça, on a pas besoin d'ennemis! Puisqu'il semble correct ici de faire cet emprunt, je ne peux pas l'en empêcher. Il prend le cric et la clef à boulons dans la jeep pas barrée et se met à l'ouvrage. Il partira en faisant rouler la roue sur les kilomètres qui nous restent, heureusement en pente descendante, laissant l'autre jeep juchée sur le cric, roue manquante (j'imagine la tête de l'autre!). Parfois le pneu part un peu trop vite à mon goût, et je me permets de lui rappeler de faire attention - ce serait vraiment trop bête de le perdre dans le gouffre!
La progression est difficile même à pied, à cause des véhicules qui tentent de passer et bloquent complètement la route. D'un côté il y a la montagne, un mur raide de roche ou de terre et de l'autre, le ravin. Parfois il ne reste qu'un pied, côté précipice, alors nous passons lentement, frôlant les autobus. En plus, faut éviter les centaines de tas de merde laissés partout par les milliers de pèlerins qui ont couché dans les véhicules (Vive l'Inde!). Nous arrivons finalement à la jeep. Vingt minutes et nous sommes prêts à repartir, trop contents de nous tirer de cet endroit si beau, mais où il nous est impossible de demeurer. J'ai pris beaucoup de photos du paysage extravagant qui nous entoure. Notre passage à Gangotri fut court, mais il sera mémorable!
Le chemin du retour fut sans histoire, mais non point sans embouteillages. Nous avons pris plusieurs passagers en route, et sommes débarqués à Uttar Kashi où Vladimir et moi avons pris une chambre pas chère (et franchement très médiocre). De ce bled il y a peu à dire sinon que le site est exquis, mais que la ville affreuse, sale et bordélique gâche tout. Ils ont raté - encore - une occasion de faire quelque chose de beau. Avec tous les touristes indiens et étrangers, il y aurait une manne à exploiter, mais on préfère extorquer les gens tout en leur offrant une petite ville moche sans attraits autres qu'un perpétuel embouteillage d'autobus ornés de vomi au milieu d'un bruyant bazar crotté et malodorant bordé d'hôtels aux tarifs exorbitants. (Je sens qu'encore une fois l'office du tourisme local va me refuser ma commission!) Heureusement que, comme partout, les gens sont gentils.
Jeudi matin, à six heures nous sommes à l'arrêt des jeeps partagées. Un chauffeur nous offre de nous mener à Rishikesh, mais il veut avoir plus de passagers. Patience... Nous attendrons deux heures et demi-avant de trouver le monde qu'il faut. Nous partons à neuf heures, avec dix passagers bien compactés. À certains moments, au gré des embarquements et débarquements, nous serons onze. De quoi envier les sardines dans leurs boîtes spacieuses! La route est toujours aussi étourdissante. Heureusement je suis assis au centre, sur un banc face à l'avant cette fois, et j'ai une mangue et deux bananes dans le ventre. Ça devrait tenir. Mais je suis écrasé contre mes deux voisins, j'ai comme toujours les genoux dans le banc d'en avant, la tête à deux centimètres du plafond (ça tombe à zéro dans les cahots) et je ne vois pas grand chose car le haut des fenêtres arrive plus bas que le niveau de mes yeux (j'ai au moins le loisir de regarder en bas, de contempler le paysage inquiétant enjolivé par le fleuve sinueux qui coule deux cent mètres en dessous de nous, quasiment à la verticale il me semble assez désagréablement). J'ai d'ailleurs le même problème de vision dans les autos rickshaws, les minibus, plusieurs voitures et les trains. Tous les véhicules de ce pays sont conçus pour des gens petits. Pourtant il y a beaucoup d'Indiens de ma taille, voire plus grands. Doivent être malheureux!
Après plusieurs heures de tapecul sur cette maudite route tortueuse et cahoteuse, à cuire, à respirer du diesel et de la poussière, nous arrivons enfin, vers quinze heures. Six heures pour quelque cent cinquante kilomètres de sensations fortes. Moi qui n'aime pas les manèges étourdissants!
Nous allons passer la journée de demain ici. L'endroit est vraiment sympa, la vue est belle, c'est moins sale et nous avons trouvé une jolie chambre pas chère.

Vendredi 21 mai
Rishikesh, admirablement sis entre les premiers contreforts de l'Himalaya, là ou le fleuve sacré des Hindous quitte les montagnes, est un important lieu de pèlerinage, et également un site touristique très fréquenté. Depuis toujours, on y afflue de toute l'Inde, et l'endroit est devenu célèbre auprès des étrangers depuis que les Beatles sont venus méditer ici en '68, invités par leur Gourou Maharishi, dont la réputation fut ensuite ternie par quelques histoires scabreuses que je tairai. Outre de très nombreux hôtels, guest houses, restaurants, cafés et cybercafés, il y a profusion de temples, d'ashrams, de centres de yoga, de méditation, de reiki, de massage, de cliniques santé ayurvédiques, et un million de boutiques de souvenirs religieux et profanes ainsi que des centaines d'agences de voyage, de trekking, de rafting, de camping, etc. Comme en cette saison sèche le niveau du fleuve est bas, il y a des kilomètres de plage accessible en amont comme en aval de l'agglomération. Vladimir s'est baigné, et moi aussi, dans les eaux boueuses et froides. Tout va bien, nous sommes encore en vie...

Samedi 22 mai
Rentrés cette nuit à Delhi par un bus privé, supposément de luxe avec bancs inclinables. Pfuitt! Encore des menteries. On remplit le bus comme à l'accoutumée, il y a du monde debout, assis et couché dans l'allée. Nous sommes trois étrangers côte à côte, et toute la nuit nous tenterons de trouver des positions confortables qui ménageraient nos genoux pliés coincés cette-fois-ci non pas dans le banc d'en avant, car nous sommes en première rangée, mais contre une cloison, pour faire changement. La circulation est épouvantablement dense, les convois d'autobus et de camions se suivent sans interruption. Nous traversons une zone industrielle où règne sur un bon quinze kilomètres une épouvantable odeur, un cocktail puant d'où émerge un fumet d'œufs pourris. Probablement une usine de produits sulfurés. Pour nous ce sera une petite demi-heure désagréable, mais il y a des gens qui habitent ici!
Peu après cinq heures du matin, nous émergeons, contorsionnés et fatigués, au centre de la capitale qui s'éveille tranquillement. Des dizaines de milliers d'ouvriers travaillant aux nombreux chantiers routiers dorment encore, tout habillés, sans matelas, sur les trottoirs et les terre-pleins, à deux pieds de la lourde circulation. Good morning Delhi!
Joyeuses salutations
Épîtres indiennes 2010 - 15
Des informations nous sont parvenues la semaine dernière à l'effet qu'une certaine compagnie ferroviaire indienne a encore récemment été victime d'attaques injustifiées de la part d'un étranger malcommode et capricieux. Faut lui dire, à ce môssieu, qu'en voyageant avec Indian Railways, il en a pour son argent, ni plus, ni moins. Trois piastres pour faire cinq cent kilomètres, c'est un assez bon deal, il nous semble. Quatorze dollars pour traverser le pays du nord au sud - et il est grand - c'est aussi donné. Si monsieur veut de la classe, il n'a qu'à payer pour. IR offre un excellent service, dans des wagons propres, spacieux et climatisés, pour ceux qui ne sont pas chiches. Il y a même des trains spéciaux très luxueux, qui effectuent des périples faisant partie de forfaits tout inclus.

Le monsieur en question a, d'après nos renseignements, effectué il y a quelques jours un trajet assez long, entre Delhi et Amritsar, dans un wagon à fauteuils ("chair car") de seconde classe, pourtant la dernière en qualité. A-t-il eu à se plaindre? N'a-t-il pas eu plus de place pour ses genoux qu'à bord des autobus? Le parcours n'a-t-il pas été beaucoup plus rapide? La promenade ne fut-elle pas infiniment plus douce? Il n'y a pas de cahots sur les rails d'IR, tous installés sur traverses de béton armé posées sur ballast de gravier conforme aux normes. Monsieur trouve-t-il à se plaindre du système de ventilation (trois douzaines de puissants ventilateurs installés au plafond de chaque voiture)? Monsieur n'apprécie pas la couleur choisie par nos designers? Il y a un remède à tous ces caprices du client, et il le sait. Nous ne voulons plus en entendre un mot.

Bon. Hmm. Je ne me mêlerai pas de leurs chicanes, moi je n'ai rien à voir là-dedans!

Puisqu'"ils" parlent de train j'aimerais ajouter une observation. On voit souvent des trains militaires, aux wagons plats chargés de camions et de blindés. En route vers le nord-ouest j'en ai croisé un en gare; les soldats en bedaine ou parfois en boxers étaient couchés sous des bâches ou sous leurs chars d'assaut. On trimballe manifestement du matériel personnel: bicyclettes, radios, pots de fleurs,...

On a aussi en Inde des "relief trains", peints en rouge, qui contiennent tout ce qu'il faut pour venir en aide aux victimes en cas d'accident ferroviaire, incluant de grosses grues pouvant soulever des wagons renversés.

J'ai moi aussi visité Amritsar (j'étais à bord du même train que... chose, là, lui, tsé). Ville d'un million d'habitants, mais on ne dirait pas. Il y a principalement deux attractions qu'on vient voir en cette ville. Le Temple d'Or des Sikhs, avec son musée, et le tristement célèbre Jallianwala Bagh, lieu d'un massacre épouvantable de près de deux mille Indiens innocents par les troupes britanniques en avril 1919. Ça ne les a pas aidés à se faire aimer, ces brutes sanguinaires. Les Indiens se souviennent (eux!).

Quant au Temple, c'est effectivement superbe, comme je l'avais très souvent vu à la télé (la mère de Puneet regarde les émissions religieuses pendant des heures...). Accueil chaleureux (les Sikhs sont très ouverts à tout le monde, de toute confession). Décorum impressionnant, belle ambiance. LE livre sacré est conservé là, dans un édifice qui sert en quelque sorte de tabernacle. On l'en sort en très grande pompe tous les matins, et l'y remet cérémonieusement chaque soir. Entre ces deux moments, il repose sous des piles de nappes très très chic (faut bien!) dans le temple doré au centre d'un vaste bassin d'eau, et on en lit, sans arrêt, les passages (j'imagine à partir d'un autre exemplaire - faut surtout pas user l'original écrit il y a cinq siècles). Un efficace système de sonorisation diffuse la voix psalmodiante du lecteur à travers tout le complexe de bâtiments qui forment l'ensemble du temple, très grand, pendant que sur des écrans défilent les paroles, en punjabi, en hindi et en anglais. Dans le genre, ça parait très bien, mieux que certain autre livre sacré plein d'inepties, de oui-dire, de vérités tronquées et de pieux mensonges d'un couvert à l'autre.

Mercredi matin, j'ai pris une belle marche dans la ville, visité un parc, puis décidé que j'avais fait le tour des attractions municipales. J'ai ramassé mon bardas et pris l'autobus pour Dharamsala, passant par Pathankot, ainsi nommée en raison d'un peuple local, les Pathan. Vu de la route c'est essentiellement un trou poussiéreux qui sert de base à différentes unités des Forces Armées Indiennes (la frontière Pakistanaise est à une trentaine de kilomètres). Ils ont ici des antiques autorickshaws incroyables. Certainement, Bouddha en a emprunté un dans sa jeunesse. À cause de ma caméra infiniment lente (appuyer une seconde avant le déclenchement...), je n'ai pas réussi à en photographier un convenablement de l'autobus où j'étais assis.
Oh, excusez-moi, mon téléphone sonne... Oui, allo.... Hmmm....Hummhumm... Ben... Ouain. Bon. Ben c'est ça qui est ça!
C'était le gars de l'office du tourisme de Pathankot. Pas content. Encore une commission qu'on va me couper. Pas grave, je ne m'attendais à rien - je n'aurais jamais même cru qu'ils pouvaient avoir un office du tourisme en pareil endroit... Et en plus il ne fallait pas que je vous parle des militaires, qu'y dit. Même si des panneaux indiquent clairement les numéros et les noms des divisions, des régiments, des unités et tout, il semble qu'ils préfèrent le secret. Vieille phobie des gens en uniforme. Bon, je ne vous dirai pas combien de dizaines de kilomètres carrés occupent les nombreux camps, ni le nombre de camions et de chars qu'ils ont d'entreposés là. Simplement que, ici comme ailleurs, les allées - rectilignes - entre les bâtiments des camps sont bordées de cailloux bien alignés et peinturés. On a le sens artistique, chez les militaires.
Me suis donc tapé au total encore sept heures de cahots, de genoux dans le banc, de cuisson et de poussière, agrémenté d'un fumet de diesel, pour me rendre au terme de ce trajet, mais cela en valait assurément la peine. Je devais avoir beaucoup de péchés à expier.
Après la ville, de la route, on commence d'abord par apercevoir une colline, sur notre droite, puis d'autres ensuite, devant et sur la gauche. Rien d'impressionnant. Puis ça viraille un peu, monte, descend. On traverse une zone de petites montagnes format Laurentides. Beaucoup de torrents de montagne, presque à sec en cette saison. Puis enfin, au loin, dans le nord, se détachant subtilement sur le fond de ciel gris brun smog de la plaine indienne, un mur irrégulièrement dentelé, gigantesque et irréel, se matérialise lentement au fil de notre approche. L'Himalaya commence ici. Ce n'est que quelques kilomètres avant Dharamsala que la route s'élève sérieusement. Serpentant lentement, tirés par le moteur poussif de l'autobus qui a l'air épuisé - il s'étouffe à chaque fois que le chauffeur arrête - nous atteignons l'agglomération. C'est là (à "Lower Dharamsala") qu'on nous dépose, et un autre bus nous emmènera une dizaine de kilomètres plus loin, et 500m plus haut, vers McLeod Ganj, ou "Upper Dharamsala".
Le coucher de soleil a rougi les plaques de neige accrochées aux parois des hauts pics (tel que le prescrivent les conventions des traités cartepostalesques). La Lune, pleine ou presque, s'est levée au-dessus des montagnes de l'autre horizon. Ça aussi c'était bien fait, selon les règles. Puis la route en lacets nous a permis d'apercevoir enfin ce bucolique endroit, la petite ville touristique (et politique, et mythique, et mystique, et magique et monastique) précairement juchée sur une étroite crête, illuminée, presque à mi-chemin entre la plaine et les hauts sommets au nord. La ville a un air perpétuellement festif, pleine de monde, surtout des touristes, de partout. Les jeunes, majoritaires, sont en "uniforme": vêtements indiens de coton coloré amples pour touristes, cheveux longs en dreads et/ou en chignon, ou bien crâne rasé, quelques discrets piercings et tatouages, colliers, bracelets, look cool, beaucoup de yoga dans le corps, regard méditatif. Il y a quelques convers occidentaux en robe safran qui ont jeté leur dévolu sur Bouddha et la tradition Gelugpa tibétaine. Les édifices sont jolis, décorés de lumières ("de Noël", genre), il y a profusion d'hôtels, de guest houses (j'en ai eu un pas cher, à 5 piasses), de très nombreux et excellents restaurants offrant toutes les cuisines (je vais pouvoir me changer du sempiternel dal-chawal-sabdji-chapati-raita avec sauces diversement épicées qui me sortent par les oreilles!), et de boutiques de souvenirs indiens et tibétains. Beaucoup de choses à voir, et de belles randonnées à faire dans les montagnes alentour. Je sens que je vais m'amuser. Question de finir en beauté le voyage en Inde. J'ai assez vu de bidonvilles et de dépotoirs - je vais m'arranger pour garder un bon souvenir de la place, comme je ne viens pas souvent!

Le temps est agréable, chaud mais pas trop (nous sommes à 1700-1800m). Même pas de ventilateur au plafond, et on nous donne des couvertes! Du balcon de ma chambre, vue sur une partie des montagnes vers l'est, dont un pic enneigé. C'est mieux qu'un trou mal aéré sans fenêtres comme j'ai dû en prendre à trois reprises dans les derniers mois.
Pis c'est pas toutte! Y m'ont dit que c'est ici que Dalai reste. M'a p'tête aller sonner chez eux un soir, voir si y veut aller prendre une bière avec moi! Ben voyons, c'est sûr que m'a m'habiller correct, pis m'a être poli. J'ai de la classe, (s'tie)! J'va pas l'appeler par son p'tit nom - m'a l'appeler Monsieur Lama, ça fait mieux, quand on se connaît pas!

Jeudi 27 mai
Suis allé me promener de par les chemins. J'ai abouti au Regional Mountaineering Centre, où s'entraînent les futurs alpinistes indiens. Deux ou trois d'entre eux sont venus me jaser un bon moment, m'ont parlé de leur coin de pays et de ses merveilles, photos sur cellulaire à l'appui. Wow! Je n'ai plus envie de partir de l'Himalaya. Que de beaux coins cachés dans cette chaîne montagneuse!

Le soleil perce à travers les épines des mélèzes, le vent doux monte de la plaine, refroidi par la dilatation adiabatique. Le ciel est clair au-dessus, blanc brumeux devant et en bas, masquant la plaine que je devine fumante et suffocante. Les oiseaux chantent. Un joli papillon passe. Les corneilles coassent. Un singe m'épie du haut de sa branche - ne rien laisser traîner! Je suis confortablement assis sous les grands arbres. J'écoute passer le temps.

Après qu'il m'en ait beaucoup dit je me suis finalement remis en chemin et j'ai gravi une petite montagne (tout de même à un bon cinq cent mètres au-dessus de McLeod Ganj) au haut de laquelle il y avait, évidemment, un temple, et les inévitables drapeaux à prières. Très jolis quand ils sont neufs, mais beaucoup moins les années suivantes. On dirait des tas de vieilles guenilles décolorées et échiffées. Et il y a des vidanges partout. Lieu sacré, oui! Mais de là, la vue est à jeter à terre (attention de ne pas tomber en bas). Derrière les chaînes plus hautes se dressent des pics de près de 5000 m. très impressionnants vus de si près.

J'ai vu devant ma chambre mon premier chat depuis Delhi.

Alors que dans les villes d'Inde les chiens sont généralement tranquilles la nuit (contrairement à ce que je craignais suite à mon expérience au Ladakh), ici ils jappent en chœur, à qui mieux-mieux. Serait-ce donc l'air des montagnes qui les inspire, l'atmosphère vacancière ou le night-life en altitude?? Peut-être parlent-ils des chats, qui sont si rares?


Vendredi 28 mai

Hier soir il y a eu de l'orage en montagne, et un tout petit peu de pluie ici. Je mangeais sur une terrasse et j'ai reçu très exactement six gouttes d'eau. Ce matin le ciel était encore couvert, et tout était dans la brume, on ne voyait pratiquement pas la vallée en bas. J'avais souhaité faire une autre randonnée en montagne, mais même s'il n'y avait pas eu risque d'averses, c'eut été décevant de se taper des heures d'ascension pour arriver en haut et ne rien voir. J'attendrai donc un autre jour. J'ai d'ailleurs bien fait, car il y a effectivement eu de l'orage encore cet après-midi, et pendant un quart d'heure il a plu et grêlé, des grêlons d'un centimètre de diamètre. En soirée, l'orage accompagné de vents très forts et de pluie intense a encore sévi.

Seraient-ce les premiers signes de la mousson, attendue pour bientôt?

J'ai visité le complexe du gouvernement tibétain en exil. Il y a des temples, une promenade "chemin de drapeaux à prières" (version bouddhiste du chemin de croix!), des chortens, deux musées, une librairie, des boutiques, un café, des bureaux évidemment, ainsi que la demeure du Dalai Lama qui, ai-je entendu, est en résidence ces jours-ci, récemment revenu d'une de ses incessantes tournées. La ville est pleine de réfugiés, pleine de moines en robe rouge safran. De nombreuses institutions, ONG, monastères, écoles, cliniques de santé traditionnelle tibétaine parsèment la ville, très majoritairement peuplée de réfugiés ou de leurs descendants. À l'étranger on oublie facilement la situation pénible du peuple tibétain. Les violences à l'égard de la population continuent, les arrestations, détentions, tortures, exécutions sont fréquentes. L'assimilation se poursuit. Si l'éradication des temples et des marques extérieures de la culture ont cessé (comme il ne reste presque plus rien à éradiquer), on table par contre maintenant sur la présence amusante de ces "indigènes" pour attirer les touristes, étrangers et chinois. Folklorisés, ils sont devenus insignifiants en leur propre pays, alors qu'économiquement ils ont été marginalisés et se retrouvent en chômage, au bas de l'échelle sociale, en proie à tous les maux associés à cet état: délinquance, toxicomanies, prostitution, criminalité, suicide... On exploite les richesses forestières, hydriques et minières de leur territoire, on y fait des essais nucléaires et y entrepose les déchets radioactifs. Jamais la Chine ne quittera le Tibet, elle y a trop d'intérêts économiques et stratégiques. Le déni continuera, le peuple tibétain ne survivra qu'en exil. Et nos pays prostitués sont trop couillons pour songer à exercer la moindre pression sur le gouvernement chinois: tous les jours, c'est "business as usual" et on ferme les yeux sur les atrocités. Bon je vais arrêter là, sinon je deviendrai grossièrement impoli (ce qui serait encore en deçà du niveau de langue adéquat pour décrire les comportements de nos politiciens).

Samedi 29 mai

Grands vents et grisaille ce matin, pluie forte. Puis enfin dégagement vers la mi-journée. Ce qui est tombé en eau ici est tombé en neige sur les hauts sommets, qui sont d'un blanc renouvelé étincelant dans le soleil. Superbe.

Me promenant dans cette étrange ville tridimensionnelle je ne cesse d'être étonné par les constructions improbables, surplombant le vide, les escaliers serpentant entre les bâtiments gaiement colorés serrés les uns sur les autres à des angles variables, les omniprésents drapeaux à prière, les terrasses habitées et fleuries, les arbres poussant entre tout ça et qu'on a eu soin de contourner en construisant. D'ailleurs il me faut mentionner qu'à l'intérieur du complexe tibétain les édifices officiels et temples respectent ce principe. On voit de grands mélèzes passant au travers de deux ou trois étages, qui ont été soigneusement construits autour! Pas de danger qu'on voie ça chez nous, où la première chose qu'on fait avant de construire est de tout raser, tout arracher et tout niveler.

En fin d'après midi j'ai enfin trouvé ce que je cherchais depuis mon arrivée. Il y a en face de mon hôtel, bien visible du balcon, une invitante crête qui s'élève très très haut au-dessus de la ville, plus haut encore que la montagne que j'ai gravie avant hier. Sur le flanc ouest assez abrupt de la partie de cette crête qui fait face à McLeod Ganj, sont visibles quelques sentiers qui zigzaguent jusqu'à une petite agglomération de maisons juste sous le bord supérieur. De là, il serait facile de suivre la crête ascendante vers le nord, sur une couple de kilomètres de distance et plusieurs centaines de mètres d'élévation, d'où la vue est certainement à couper le souffle. Je devrais voir notre petite ville très loin sous mes pieds, et les hauts sommets enneigés de quatre ou cinq mille mètres qui forment la chaîne derrière nous. Mon problème était de trouver comment me rendre jusqu'à ces sentiers afin d'atteindre la dite crête. Je me suis pas mal promené depuis avant hier, je suis tombé sur des culs-de-sac, des ravins infranchissables, des routes pavées qui mènent ailleurs que là où je veux aller. Mais ce soir, j'ai trouvé le passage. Faut vous dire qu'on ne planifie pas l'aménagement "urbain" ici. On construit n'importe quoi n'importe où n'importe comment. Ensuite les sentiers se tracent au fil de la circulation piétonnière, bovine et caprine. Si la densité des bâtiments le favorise, on va peut-être faire un genre de pavage avec des pierres plates, ou bien même construire un trottoir en ciment, avec des escaliers (aux marches systématiquement inégales et croches) aux endroits plus à pic. Parfois on érige un ponceau au-dessus des torrents. Il y a tout un réseau de ces chemins, routes, sentiers, passages, qui vont partout, se croisent, s'embranchent, finissent dans la cour d'une maison, se perdent dans les terrasses ou les pâturages alpins. À cause des accidents du terrain, des arbres ou des bâtiments, on ne peut généralement pas voir loin devant où le sentier mène, il faut donc le suivre au hasard, revenir sur ses pas, en reprendre un autre. Et tâcher de se souvenir du chemin, pour le retour!

Donc maintenant que je sais où passer, je me tiens prêt pour une petite randonnée en altitude, dès que la météo sera favorable, demain peut-être.


Dimanche 30 mai

La météo était belle aujourd'hui, donc je me suis lancé à la conquête des sommets! Essoufflant et réchauffant, mais l'effort rajoute encore un peu plus de valeur à la vue si extraordinaire, qui s'améliore à chaque pas. Au bout de quatre heures et demie de marche entrecoupée de petites pauses bien nécessaires, j'atteindrai le haut de la crête. Je suis parti par un chemin que j'avais trouvé, m'aventurant sur cette montagne comme pour une randonnée intense, en autonomie. Arrivé en haut, je vois plein de gens qui sont venus par un autre chemin. Des étrangers, mais surtout des tas d'Indiens, des familles, des femmes en sandales (et salwar kameez). Il y a trois maisons de thé qui vendent de l'eau en bouteille, des boissons gazeuses, des friandises, des petits repas. Je me repose longuement, contemple les murailles rocheuses et enneigées qui s'élèvent devant nous, des filets de nuages accrochés à leur sommet, avide de boire, savourer et enregistrer ces impressions de l'Himalaya. Puis, après une petite assiette de nouilles qui remplit le « creux » de mes jambes molles, je reprends un autre chemin pour le retour. Beaucoup plus simple que mon ascension, mais tout de même fatigant. La descente est longue, et si descendre est moins essoufflant que monter, c'est néanmoins exigeant pour les genoux. Le sentier, fréquenté par des convois de touristes, et par des équipes de trekking avec des poneys, nous ramène à une autre crête, en haut du village de Dharamkot derrière McLeod Ganj, où j'étais venu l'autre jour. Après neuf heures de marche et, si je tiens compte de la descente préalable dans la vallée avant de remonter la crête, mille trois cent mètres gravis et redescendus, j'arrive enfin à ma chambre, où je passe sous une douche ravigotante et m'écrase, épuisé, sur le lit, rapidement emporté par le sommeil - qui me fera presque manquer le souper que mon estomac creux attendait avec impatience. Je crois que je n'aurai pas envie de faire de la randonnée demain...

Chronique féline: J'ai furtivement aperçu l'arrière d'un chat pressé de disparaître derrière une voiture stationnée.

- Bon, tu as raconté tes histoires, maintenant, vas-tu aborder ces sujets que tu reportes d'une épître à l'autre?

- Ouais, faudrait bien. Ils n'ont jamais rapport à rien, c'est pour ça qu'ils se retrouvent sur la liste d'attente...

- La fin du voyage est proche, il ne reste que quelques épîtres. Après il sera trop tard.

- Bon, ça va, même s'il est tard et si la fatigue me gagne. Commençons par mes observations sur la houe, cet outil qui est comme une pelle au manche trop court et à la palette à l'envers. Virtuellement inconnu chez nous, c'est ici l'instrument le plus utilisé pour tous travaux de pelletage. Tellement que je me suis demandé s'ils avaient des pelles. Il a fallu plusieurs semaines avant que j'aperçoive la première, et j'ai constaté depuis ce jour que, lorsqu'il y en a sur un chantier, fréquemment on les utilise à deux personnes. L'une tient le manche, alors que l'autre tire sur une corde attachée à la base du manche. Étonnante façon de manier l'engin. Incredible India.
Maintenant, un autre de ces sujets que je voulais aborder depuis longtemps: le cycle des ordures. Passionnant. Comme je vous ai dit on ignore généralement l'usage de la poubelle dans ce pays, même lorsqu'il y en a (comme dans les gares), même dans les parcs municipaux ou nationaux alors que sautent aux yeux de multiples avis rappelant aux gens de ne pas jeter leurs ordures partout. J'ai vu très souvent des gens debout à côté d'une poubelle simplement jeter à terre leurs emballages, leurs bouteilles de plastique. Si leurs foutues divinités, qui me demeurent invisibles, semblent très réelles et concrètes pour eux, la poubelle, objet d'une matérialité pourtant évidente, paraît ne pas exister à leurs yeux. Étonnant. Les Indiens, il faut le dire, sont d'une inconséquence totale à cet effet. Ils jettent sans penser, partout, tout le temps. En marchant, par la fenêtre de l'auto, du train. Ça fait un beau décor. Les rues se retrouvent donc jonchées de déchets en tous genres. Mais les boutiquiers, à la fin de la journée, passent le balai devant leur échoppe, amassant les détritus en un petit tas ou bien généralement les poussant simplement plus loin... La nuit (et le jour aussi), les vaches, les chèvres, les cochons, les chiens, les oiseaux, les rats viennent se servir dans ce qu'il y a de comestible. On voit souvent de pauvres bovidés tenter d'avaler un sac de plastique avec des restes de nourriture dedans, ou mâchouiller des vieux journaux, des bouts de carton. Ça c'est la phase "compostage". Au matin, dans les villes quelque peu organisées, des balayeurs passent. Je suppose que ce sont des gens de basse caste, à qui échoient normalement ces taches ingrates, mais oh combien nécessaires. Ils brassent un peu la poussière, rassemblent les petits tas, et d'autres passent avec des vélos triporteurs munis d'une benne. À la main, parfois avec un carton ou quelque bout de planche de contreplaqué, ils chargent cela puis l'emportent plus loin, vers un dépotoir inconnu, probablement dans un terrain vague comme on en retrouve toujours le long des voies ferrées, par exemple. Des jeunes ramassent parfois les bouteilles de plastique, qui semblent être recyclées. Il y a bien sûr ceux qui font le commerce de remplir avec de l'eau du robinet les bouteilles vides d'eau traitée, raison pour laquelle il faut toujours vérifier si le sceau de sécurité est présent à l'achat. Mais j'ai vu des montagnes de ces bouteilles empilées dans des dépôts de matière qui vraisemblablement devait être destinée au recyclage, puisque triée: plastique, bois, métal, papier et carton. Quel pourcentage des ordures est ainsi récupéré, je l'ignore, mais c'est probablement fort minime, considérant ce qui aboutit dans le décor.

Il y a aussi un autre cycle que je voulais aborder, celui de l'eau. L'eau fournie par les municipalités provient, m'a-t-on dit, de puits. En effet, je vois mal comment on pourrait traiter l'eau (eau?????????) des cours d'"eau" pour la rendre potable, c'est un liquide noirâtre qui sent l'égout - ce que c'est en fait. Elle est donc pompée du sol et accumulée dans de grands châteaux d'eau. De là elle circule dans la tuyauterie municipale. J'ai fait quelques remarques peu flatteuses mais méritées à l'égard de la plomberie indienne en général. Elles s'appliquent ici aussi. Ces canalisations sont souvent en surface, il n'est pas rare qu'elles fuient (mais nous avons le même problème avec nos canalisations Montréalaises!). La pression ne semble pas suffisante pour acheminer l'eau jusque dans les réservoirs des maisons, situés sur les toits. Il faut donc que chaque propriétaire ait une pompe. Chez mes amis à Delhi, la municipalité envoie de l'eau matin et soir dans ses tuyaux, et à ces moments, selon l'état des réserves, on fait partir la pompe pour remplir. Dans certaines villes où le problème de l'eau est plus criant, cette alimentation se fait à partir de camions citernes de firmes privées sous contrat avec les pouvoirs publics. C'était le cas à Mumbai, raison pour laquelle il manquait toujours d'eau dans le lodge où je résidais, sauf à sept heures quand le distributeur passait.
Ça, c'était pour l'acheminement de l'eau potable. Après usage, elle retourne par les renvois vers les caniveaux qui courent le long de chaque rue. Le tout se déverse fort probablement directement dans un cours d'"eau" voisin pour la plupart des villes. On m'a dit que les grandes agglomérations effectuent tout de même un certain traitement avant de renvoyer le liquide dans la rivière "sacrée" (il semble qu'elles le sont presque toutes!); à voir comment on les traite, ces rivières sacrées, je plains celles qui ne le sont pas!

Me vautrant dans les sujets peu ragoûtants, je vais donc poursuivre, tant qu'à y être. Le long des voies ferrées, dans les zones urbaines, particulièrement à la périphérie, on retrouve des taudis, en grand nombre. Édifices parfois en brique, d'un ou deux étages, mais souvent en divers matériaux récupérés, couverts de tôle ou de bâches de plastique. Il n'y a aucun service dans ces bidonvilles, pas d'eau courante, pas d'électricité, pas d'égouts, pas de ramassage d'ordures, pas de latrines. Il est un spectacle marquant pour l'étranger qui emprunte le train pour sortir d'une grande ville comme Delhi un matin et qui longe pendant une bonne heure plusieurs tels quartiers littéralement pavés d'ordures, dans lesquelles les enfants jouent et fouillent, de voir des milliers de gens accroupis, culottes baissées, en train de déféquer ouvertement dans le dépotoir ambiant (car c’est l’heure où tous les intestins du monde aspirent à un mouvement de libération), à vingt, dix ou même cinq mètres de la voie, et jamais très loin les uns des autres. Il n'y a pas d'autre endroit. L'humilité humiliante.

Désolé d'avoir gâché les belles impressions himalayennes. Mais il n'est pas mauvais de toujours garder à l'idée que le sublime côtoie perpétuellement le sordide en ce pays. Quand je me promène sur les hautes montagnes, lorsque je savoure une vue qui me laissera des souvenirs précieux, ou quand je suis assis à la terrasse d'un beau restaurant, devant une généreuse assiette de mets délicieux, admirant toujours ce même paysage montagneux de ma table, je me rappelle aussi cela, l'autre face de l'Inde.

Avec un petit sourire de Dalai Lama,

Dharamsala - McLeod Ganj, Himachal Pradesh
Épîtres indiennes 2010 - 16

L'humanité a accompli des exploits remarquables, des choses qu'on aurait crues impossibles. Elle a érigé des pyramides gigantesques, construit des murailles autour de grands royaumes, creusé de longs canaux entre les océans, conçu des machines qui transportent des centaines de personnes dans les cieux, envoyé des gens sur la Lune, relié la planète par un réseau de communication et d'information instantanée, guéri des maladies incurables, découvert toutes sortes de lois de l'Univers. Malgré les chicanes perpétuelles, malgré les difficultés incommensurables, elle l'a fait.

Il est d'autres choses qu'on penserait faciles, ne nécessitent aucun effort. Pourtant...

Combien ça prend d'hommes forts pour changer une idée de place, la tasser de trois pouces et quart, ou pour la mettre dans l'autre sens? Est-ce que ça prend un grand entrepôt pour la déposer?

Quel est le poids d'une idée, d'un concept, d'une opinion, d'une tradition, d'une croyance?

Rien, pourtant, ce rien c'est tout. Les plus immatérielles, donc les plus inimaginablement légères et adimensionnelles des choses s'avèrent effroyablement pesantes et encombrantes.

Ce poids est particulièrement apparent en ce pays plusieurs fois millénaire. Les traditions, les croyances, sont tout. On élève les enfants à respecter l'autorité, à ne jamais la questionner. On apprend à faire pareil comme les autres, pareil comme les anciens.

On conduit comme on le faisait autrefois, lorsque les pieds étaient le véhicule habituel; alors ce n'était pas grave, aujourd'hui, si. On "gère" les déchets comme on le faisait alors que ce n'étaient que restes de table; alors, ce n'était pas grave, aujourd'hui, ça l'est. Les technologies ont changé, le monde a changé, mais les vieilles manières de faire et de penser demeurent.

La marginalité et l'originalité ne sont pas de mise. Enfin, si, il y a une certaine marge, mais elle doit être religieuse, comme le reste de la société. C'est seulement qu'elle l'est encore plus. Les Sadhus, ces sages errants qui vivent d'aumône, sont respectés, et même vénérés. Eux ont "le droit" d'avoir les cheveux longs et d'être accoutrés bizarrement. Mais les gens ordinaires sont... très ordinaires. Conformes. Tous habillés dans le même style. Les jeunes hommes en chemise et pantalon, cheveux courts et généralement moustachus, les femmes toutes en sari ou en salwar kameez, les cheveux longs tressés, un bindi dans le front, un bijou dans le nez, des boucles aux oreilles, des bracelets aux poignets et aux chevilles. C'est vraiment très très joli comme vêtement, je suis le premier à le dire. Mais un demi-milliard de femmes habillées dans le même uniforme, aussi beau soit-il, ça m'inquiète. Seulement dans les grandes villes voit-on des jeunes femmes provenant de milieux favorisés vêtues de manières variées différant de l'habillement traditionnel. Elles constituent une infime minorité des femmes indiennes, certainement moins de un pour cent.

Et j'ai parlé de l'habillement car c'est une chose qu'on voit. Mais il y aurait tant à dire sur des manifestations plus abstraites de ce conformisme latent. La religion, par exemple.

Ce peuple vit de, par, pour, avec, dans, sous, à l'intérieur de, la religion, absolument submergé par elle. Il en respire, en boit, en bouffe à s'étouffer. Elle oriente, dirige, gouverne, subjugue tous les aspects de la vie quotidienne. Elle est à la maison, en transport, à l'école, au travail, dans les lieux publics, les commerces, et bien sûr dans les millions de temples, autels, oratoires, sanctuaires et autres lieux marqués d'icônes, de symboles, rubans, bannières, etc. Une des premières questions qu'on nous pose ici, après le "Vat country?" et le "Vat your name?" Concerne notre religion. J'en ai fait changer d'air quelques-uns uns en leur répondant "aucune". Ils commencent à savoir que beaucoup d'occidentaux sont des impies finis...

- La religion, telle que vécue ici et dans beaucoup de contrées, remplace la responsabilisation. On se décharge de tout sur le dos des pouvoirs divins. On peut manger n'importe quoi, conduire n'importe comment, domper dans l'environnement tous les déchets qu'on veut, se comporter de manière totalement irresponsable, et ensuite implorer son dieu préféré, lui dédier prières, offrandes, sacrifices et autres sparages, en espérant qu'il exauce nos vœux, nous guérisse, nous protège des conséquences de notre inconséquence. On peut bien se plaindre ensuite qu'on vit dans un pays de misère, sale, pollué, désorganisé et corrompu, affligé de tous les maux...
Cette pensée religieuse magique est une vraie plaie, un frein à l'avancement de l'humanité!

- Serais-tu de ceux qui songeraient à éradiquer la religion de force?

- Non, jamais ("Dieu m'en garde!"). Premièrement parce que la liberté d'opinion et de croyance priment pour moi, et deuxièmement, parce que là où ça a été essayé, outre la souffrance cruelle infligée au peuple, ça n'a rien donné, elle est revenue en force, souterraine et clandestine. Je serais même de ceux qui se battraient pour la liberté de religion, en même temps que j'inciterais les gens à ne pas s'y enfoncer les yeux fermés. Et surtout d'être tolérants pour celles des autres!!

- La foi demande qu'on ferme les yeux.

- C'est justement une des choses qui m'agace suprêmement, cet abandon de la raison. Tu peux bien entrer dans une église et ôter ton chapeau, mais garde ta tête (ceci est inspiré d'une remarque de Chesterton)!

- D'aucuns disent que la raison a ses limites, et leur foi commence là.

- Peut-être a-t-elle ses limites, mais ce n'est pas une excuse pour la laisser à la porte de l'église et accepter n'importe quelles balivernes.

- Les croyants pensent autrement.

- C'est bien là le problème! Sur de telles bases il est difficile de discuter rationnellement.

- Passons donc à un autre point, puisque sur celui-ci nous tombons sur une impasse.

- Je suis très agacé de voir les gens mettre leur foi dans des images, des rites, des signes, et croire sincèrement que c'est parce qu'on a accroché ce pendentif au-dessus de la porte, affiché cette image pieuse sur le tableau de bord de la voiture ou récité telle prière à telle heure que Dieu va être content et nous accorder des faveurs. C'est de la superstition, de la pensée magique. Dieu n'est pas une machine à Coke! C'est le traiter comme un parent exigeant et sévère qu'on essaie d'amadouer par des cadeaux. C'est infantile. La religiosité me tombe sur les nerfs, particulièrement en ce pays. C'est effrayant, elle est partout partout! Et surtout, elle ne repose pas sur la compréhension, sur l'esprit des divers textes sacrés, mais sur la soumission, l'imitation, la répétition, la croyance aveugle dans la lettre de ces écrits.

- Tout le monde n'a pas ta vision des choses, tout le monde n'a pas eu la chance d'aller s'asseoir pendant des années sur les chaises des CEGEP et des universités d'un pays développé et particulièrement ouvert, pour étudier la science, l'histoire et la pensée humaine, tout le monde n'a pas l'esprit formé à jongler avec des abstractions, tout le monde n'a pas voyagé loin de chez lui, tout le monde n'a pas baigné dans un environnement culturel varié et mondialisé. Si tu étais né dans un petit village perdu du Rajastan ou de l'Himalaya, de parents peu instruits, et n'en étais jamais sorti, tu serais peut-être exactement comme ceux dont tu critiques les croyances et les pratiques. Ou pire.

-Mgrmmbhhhmmmgngngn...

-C'est ça! Ravale tes critiques méprisantes. Orgueilleux.

- La religion a toujours été utilisée par les puissants pour rabaisser, contrôler et humilier les pauvres gens, tout en les tenant occupés à souffrir et pâtir, dans l'espoir de quelque chose de moins pire après. (C'est comme les promesses électorales, tiens!)

- C'est bien vrai pour la religion catholique, mais pour les autres, faudrait nuancer. Par ailleurs l'humilité est une grande qualité.

- Là je t'arrête! Je n'ai pas une si grande admiration pour cette qualité, simplement j'admets qu'elle vaut mieux que son contraire, l'orgueil, qui est un très vilain et indécrottable défaut (et je parle en connaissance de cause!). L'humanité croit tout savoir, pouvoir tout maîtriser, et elle fout le bordel sur la planète. Heureusement que pour le moment elle y est à toutes fins pratiques confinée! Donc, une certaine humilité face à l'univers, je veux bien. Mais se réduire à un pécheur indigne de ramper sous la poussière du sol comme le demandent certaines religions, non! Se nier ainsi ne produit rien de positif, conforte l'homme dans sa croyance qu'il n'est bon à rien, ne pourra jamais régler ses problèmes, et doit absolument s'en remettre à un sauveur (Messie, Krishna, Christ, ou Superman) qui va miraculeusement tout réparer. Papa-maman. Infantile, je le répète. Et pour ne pas insulter les gens dont ce n'est pas la faute parce qu'ils sont tombés dans ce milieu à la naissance comme tu le soulignes, je reporterais la faute sur les leaders religieux qui les maintiennent volontairement dans cet état. Ils devraient être assez smattes pour savoir, eux! C'est odieux de penser pour les autres, d'imposer ses dogmes et ses pratiques!

- As-tu dit que c'est aux dieux de penser pour les autres??

- Non! Regarde comment c'est écrit au lieu de m'écouter marmonner et de faire de l'esprit de bottine!

- (car c'est de l'esprit malsain, peut-être?) Hmm. Crois-tu en quelque chose?
- Je crois en ce dont j'ai fait l'expérience, d'une manière ou d'une autre. Pour le reste je suis capable d'accepter des pratiques empiriquement vérifiées mais apparemment sans assise scientifique à ce jour, ou de construire des hypothèses de travail à vérifier plus tard, ou d'accepter provisoirement les enseignements et idées d'autres dont je reconnais la sagesse.
-Et Dieu?
- Je refuse d'y CROIRE. S'IL existe, ELLE mérite qu'on en fasse l'expérience. Y croire bêtement serait à mon sens une insulte, si on admet l'hypothèse de son existence, alors que ce serait bêtise s'il s'avérait qu'il n'y a rien de l'Autre côté. J'ai ma petite idée sur l'immanence d'un ordre mystérieux qui tient ensemble toute cette illusion fort convaincante qu'est l'univers où nous avons l'impression de vivre, et sur le respect qu'on devrait avoir pour tel agencement plus intelligent que ce que nous sommes présentement capables de concevoir. L'humilité de l'humanité dont je parlais tantôt. Tout ça est une "hypothèse de travail", et il existe des multitudes de méthodes élaborées par des sages de toutes croyances et époques pour arriver à faire toucher sa conscience à un autre niveau, niveau auquel on ressent véritablement l'unité et le mystère de tout ce cirque. Apparemment. Je ne dis pas que je l'ai atteint, mais je ne suis pas assez borné pour réfuter les assertions fort convaincantes de ces milliers de gens éclairés. Je verrai quand j'y arriverai. Donc, pour résumer, je ne suis pas croyant pour deux sous, mais pratiquant à ma manière. Je ne pense pas qu'on puisse jamais prouver l'existence de Dieu (j'avais un peu ce rêve plus jeune!), ni jamais non plus prouver son inexistence, car cela relève du domaine de l'expérience purement et totalement subjective. Je refuse de suivre aucune religion, secte, mouvement, gourou. J'accepte néanmoins de prendre en considération les fragments de sagesse qu'on trouve largement distribués ici et là, s'ils s'accordent avec mes convictions, ma vision de l'univers, mon expérience. Mais je ne veux pas du tout cuit déjà assemblé et ordonné. Jamais. Je suis peut-être dans l'erreur, comme tentent en vain de m'en convaincre certains de mon entourage, mais je préfère faire mes propres erreurs que de répéter celles des autres. C'est ma vie, je trace mon chemin, et cela même fait partie de ma conception de ce qu'elle devrait être: une trajectoire créée par nous-mêmes à chaque instant, en réponse à ce que l'environnement nous envoie à chaque instant. Il y a des moments proactifs, des moments réactifs et d'autres simplement passifs, mais nous avons le choix de notre comportement, de notre voie.
Alors, penses-tu que je suis bon pour l'Enfer ou le Purgatoire?
- Les Limbes!
-Tu voudrais me surprendre ou m'effrayer par cette remarque sarcastique, mais tu as peut-être plus raison que tu ne le crois. "Je" ne suis pas sûr de continuer à exister après la fin de cette vie terrestre. "Je" pense qu'il y a quelque chose qui m'anime et qui existe de tout temps en - et hors de - tout lieu, mais la personnalité que j'ai appris à appeler "moi", ce qu'il en restera, je l'ignore. C'est pour cela que je doute (présentement) que le concept de réincarnation soit défini et pertinent. S'il y a "quelque chose" qui revient sur terre, peut-on dire que c'est la même entité? Cela a-t-il du sens. Songe une seconde qu'à chaque instant notre corps change, des cellules meurent et d'autres naissent, de la matière nouvelle y entre, de la vieille en sort, l'apparence se modifie, les idées évoluent; on trouve commode de considérer ce tout comme une entité, d'y accoler un nom, mais c'est en fait un agglomérat de milliards de cellules en perpétuel changement, dont certaines sont "étrangères" (les bactéries dans notre intestin et celles sur notre peau), et qui fonctionnent de manière cohérente et harmonieuse - la plupart du temps. Ce n'est même pas un corps unique, individuel. Pourtant on parle ici de matière, observable, mesurable, quantifiable. Alors quand on tente de parler d'âme, pffuit! Du vent abstrait en changement perpétuel; on ne sait pas de quoi on parle, ni même si ça existe... qu'est-ce qui est constant, qu'est-ce qui se conserve? Je ne sais pas, je n'en ai pas fait l'expérience, je ne peux pas me prononcer et je refuse d'adhérer à cette croyance fort répandue et très séduisante, ainsi qu'aux autres croyances des diverses religions non réincarnationnistes. Il me semble, pour faire écho à ta remarque sur l'humilité, que c'est une manifestation pernicieuse de l'orgueil humain que de vouloir croire à tout prix que quelque chose de ce petit "nous" se perpétue éternellement. Voilà pourquoi je me fous de la réincarnation, de mes vies antérieures ou ultérieures: Je ne sais même pas si cela fait du sens - étaient-ce les "miennes", seront-ce celles d'un "autre", ou d'un peu de "moi" et d'un peu de d'"autres" habilement mélangé? Mieux vaut s'occuper de cette vie-ci. D'ailleurs le présent n'est-il pas le seul moment que nous puissions toujours vivre? Surtout si je suis destiné à quelque sorte de néant proche des limbes...
- Je vois que, dans ta très grande modestie tu crois avoir pensé à tout et avoir trouvé toutes les réponses!
- Essaye pas de jouer sur la culpabilité! Vous êtes forts là-dessus vous autres les religieux! Je n'ai jamais dit que je sais tout. Simplement que pour le moment, j'ai mes expériences et mes convictions en résultant, ainsi que mes méthodes pour avancer à mon rythme sur le chemin de vie qui est le mien. Et je n'ai pas besoin d'un ayatollah portatif pour me surveiller à chaque seconde, pour me critiquer au détour de chaque pensée!
- Tu sais, ce que tu professes là, depuis tantôt, ça s'appelle de l'agnosticisme.

- Ah, ben. Ch'avais pas.

- Si on simplifie très grossièrement, c'est étymologiquement à peu près ce que le mot veut dire, en rapport à Dieu évidemment: l'impossibilité de savoir, de connaître, de se prononcer sur la question. Comme l'indécidabilité qu'on retrouve aussi en mathématiques et en physique quantique. On dit parfois que le Bouddhisme et le Jainisme sont des religions agnostiques.

- Ah. Bon. Je vais me coucher moins niaiseux. Deviendrai-je enfin "a-niaiseux" un jour?

- Passons donc à un autre aspect de la question religieuse, moins personnelle et plus sociale, donc plus en lien avec ce texte sur l'Inde à l'intérieur duquel on nous a gentiment permis de nous disputer (car je sens que des lecteurs s'impatientent et s'apprêtent même à quitter l'écran). N'as-tu pas remarqué que les gens sont à leur meilleur en pratiquant une religion?

- Il y a du vrai et du faux là-dedans. Bien sûr, ces myriades de bonnes gens croyants, souriants, généreux, dévoués, bons comme du bon pain, font plaisir à voir, et sont charmants à côtoyer. Je les adore, et j'aimerais avoir un aussi grand cœur qu'eux. Mais est-ce bien à cause de la religion? J'ai d'excellents amis, qui sont d'excellents athées, et aussi bons que les croyants dont tu me parles. Par contre il y a des fondamentalistes religieux très pratiquants et certainement très croyants, dont on entend les pieuses jérémiades de pauvres persécutés dans les médias, et qui voudraient nous imposer, à tous, leurs dogmes, croyances et pratiques; je préfère les voir loin de moi! La religion a certes suscité le meilleur de l'humanité (altruisme, abnégation, sacrifice, charité, défense de nobles causes, merveilleuses créations artistiques, architecturales, etc.), mais elle a été l'excuse des pires atrocités, aussi. Je ne m'étendrai pas sur l'histoire éternelle des guerres, inquisitions, persécutions et génocides sur fond religieux, tu connais cela aussi bien que moi. L'histoire de la partition des Indes Britanniques en République Indienne et Pakistan n'est qu'un exemple relativement récent et très éloquent: vandalisme, émeutes, guerre civile, guerre entre les deux états, plus d'un million de morts, et des millions de blessés... tout ça à cause d'une identification à une religion. Si j'étais leur dieu je me convertirais à l'athéisme aujourd'hui même! (et je les enverrais dans les limbes pour être sur de ne plus avoir de trouble avec les humains)

Bien que les pratiques religieuses m'agacent de plus en plus (et non de moins en moins) parce que j'en ai trop vu, je conserve un respect pour elles. Car elles sont ce que respectent mes frères humains, alors si je les respecte eux, je dois étendre cette attitude à l'objet de leur respect.

- Mais ces pratiques religieuses, que tu trouves naïves sans oser le dire trop fort, n'aident-elles pas les gens à cheminer dans leur vie, à les rapprocher de leur monde intérieur, à donner un sens à leurs souffrances et ainsi, indirectement, à les alléger?

- Certainement, c'est pour ça qu'ils les suivent! Si ça leur fait du bien, qu'ils continuent! Ce qui m'attriste c'est de voir en quoi ça peut aussi les limiter, les freiner. Quand on s'attache à la lettre plutôt qu'à l'esprit, c'est ce qui arrive. Tu es allé à la messe tous les dimanches de ta vie, tu as fait le pèlerinage à la Mecque, tu t'es tapé le front sur un lamentable mur, tu as brûlé des kilos d'encens devant tes statuettes en plastique? Tu crois que c'est cela qui fait de toi un humain honorable, que ça va te mériter le paradis, des indulgences ou un rabais sur ton karma?? Excuse, mais je me retiens de rire!

- Incorrigible impie fini!

- C'est ça. Bon vent! Je vais me permettre une remarque pour clore ce thème, revenant sur une idée évoquée plus haut. Est-ce la pensée religieuse qui rend si irréfléchi, ou est-ce cette façon d'irréfléchir qui fait adopter sans questionnement les croyances et pratiques religieuses? Question du type oeuf-poule... Encore l'indécidabilité. On frôle la mécanique quantique, dangereusement. Je me demande même, en regard de la façon absolument étonnante, chaotique, dont fonctionne (ou pas) cette étrange société indienne si, dans son exploration des possibles, l'humanité n'est pas ici en train de faire l'expérience de concepts comme l'indécidabilité, l'improbabilité, l'inconséquence, l'irrationalité... La vie en Inde serait-elle, à l'échelle d'une société humaine, analogue à la mécanique quantique, avec ses manifestations incongrues de phénomènes bizarres qui défient allègrement les "lois" de la probabilité. L'incroyable est habituel, l'impensable fait déjà partie de la tradition depuis toujours... Incredible India. Indeed!

- Dis-donc, pourquoi, dans un texte supposément sur un voyage en Inde, tu te mets à parler du Bon Dieu? Les lecteurs n'ont pas payé pour ça, et je commence à recevoir des plaintes sur l'autre ligne!

- Ce sont des questions sur lesquelles je réfléchis depuis toujours. Le contact avec la religion omniprésente ici, la vue de la misère, la proximité de la mort (à chaque tournant de route!) les posent avec encore plus d'acuité.

- Bon, il y a de l'espoir pour ta pauvre âme agnostique!

- Je vais même faire un mea culpa, mais qui n'a pas rapport (tu vois, j'admets mes erreurs!): Distrait que je suis, l'autre jour dans l'épître précédente, parlant des vidanges, j'ai oublié de vous dire qu'on leur réserve également un autre traitement, vraiment un très gros plus pour l'environnement. Parfois on les brûle, sur le bord de la rue. Ça réchauffe l'atmosphère et répand un succulent bouquet...

- Tu as une drôle de façon de finir de parler de religion!
- Ça doit être parce que je me suis rappelé l'histoire qu'on nous avait conté en première année à propos du bon Abel qui immolait en sacrifice ses meilleurs agneaux au Seigneur, générant une belle fumée blanche qui s'élevait gracieusement vers les cieux, alors que son méchant frère Cain faisait brûler ses vidanges, qui produisaient une grosse boucane noire puante qui ne montait pas au ciel pantoutte mais refoulait pour enfumer tout le monde...

- T'es bon pour l'Enfer, je crois!
- J'ai déjà un peu d'expérience!

Mardi 1er juin
Pendant que ces deux-là s'obstinaient sur des questions théologiques qui n'intéressent pas grand monde, moi je me tapais encore douze heures d'autobus, dans les conditions habituelles du concours national d'inconfort: genoux dans le banc, chaleur, poussière, boucane de diésel, bouchons, musique tonitruante, répétitive et rythmée dans les haut-parleurs à pleine intensité, brassage et viraillage sur routes de montagne, arrêts dans toutes les gares d'autobus, tous les villages et entre, pour embarquer ou débarquer des passagers. Et toujours les vaches, grosses épaisses, qui errent bêtement au milieu de la chaussée. Lent et long. Pour moins de 240 kilomètres. Ça fait pas une grosse moyenne horaire. Mais c'était pour une excellente cause. Je suis maintenant à Shimla (ou Simla), station de montagne réputée et très très courue, spécialement ces temps-ci, à cause des vacances, de la chaleur, et aussi d'un certain festival qui se tiendra du 2 au 6 juin. Je vais décoller demain matin!

Ville improbable, inconcevable, impossible, qui ne devrait pas être. Perchée sur quelques sommets, flancs et arêtes, elle s'étend, tentaculaire dans les vallées plus basses, regrimpe sur d'autres éminences dans le voisinage. Les édifices sont précairement accrochés sur des pentes qui défient toute construction normale. La route est coincée entre la montagne et le ravin: on construit donc côté ravin, souvent six étages plus bas pour l'arrière d'une maison dont la devanture donne sur la route. Pentes de 45, 50, voire 60 degrés. Vertigineux. Et ces édifices rarement terminés (tout est en perpétuel chantier ici), dont on s'empresse de compléter l'étage "route" sont juchés sur les structures bétonnées qui seront un jour murées pour devenir habitables. Mais les autres étages, non finis, servent quand même, pour y déposer toutes sortes de traîneries, des matériaux de construction ou des poches de riz par exemple. Ils n'ont pas souvent de rampes ou de murets: la marche est haute si on tombe.

Dans nos pays surprotecteurs tout ce qui est surélevé d'un pouce doit être bordé d'une rampe réglementaire. Ici, les trottoirs longent les précipices (ce matin j'ai emprunté un escalier dans un terminus d'autobus pas fini (lui non plus): sur trois étages il n'y avait pas de rampes). Je trouve ce laisser aller un peu exagéré et parfois dangereux, mais cela offre l'avantage de rendre les gens plus responsables. Quand tu sais que ni la société ni personne ne va t'empêcher de tomber si tu fais le con trop près du bord, eh bien tu vas faire le con plus loin ou pas pantoutte! "On" parlait plus haut de religion qui infantilise les gens - nous avons ici une situation (généralisée dans d'autres domaines du quotidien) qui les rend plus matures que nous à certains égards. Nous sommes des bébés gâtés irresponsables qui poursuivons la municipalité si nous tombons à l'eau dans un lac parce qu'il n'y avait pas de clôture sur le bord ou d'affiche pour nous prévenir: "Attention - eau mouillée". C'est pour ça qu'il y a des affiches "Baignade Interdite" partout au Québec.

Du resto où j'ai mangé ce soir de l'excellente cuisine indienne pas chère, j'avais une vue comme rarement on peut avoir: des ondoiements de lumières étalées sur les plis des montagnes où pousse la ville. Que de relief!

Je ne veux pas être prophète de malheur, mais comme ces montagnes sont une des régions les plus tectoniquement actives du monde, et très sujettes aux tremblements de terre (Chine, Pakistan, ces dernières années), il est sûr que ça va arriver un jour. Lointain j'espère, mais certain. Et alors je ne veux même pas imaginer comment ces châteaux de cartes en béton armé vont tenir sur ce sol montagneux friable, ou de quoi aura l'air la place après. Chanceux, ils auront douze mille morts. Moins heureux, ils en auront 187 000, ou quelques millions. Et ils diront que c'est une punition des dieux. Sûr!! Ces villes de montagne sont étonnantes, ont un aspect enchanteur indéniable. Mais elles sont si fragiles en regard des forces de la nature; même juste un bon glissement de terrain comme il y en a si souvent durant la mousson serait dévastateur. J'ai d'ailleurs vu un édifice non terminé effondré dans un tel glissement...

Tout ici donne l'impression d'être à la veille de craquer. Trop de monde, trop peu d'espace pour bâtir. Trop de touristes, trop de consommation, pas assez de ressources, pas de place pour mettre les vidanges. Trop de véhicules, pas assez d'espace pour les stationner. Trop haut, trop de verticalité, trop de précipices. Trop peu de routes: un incident, une panne, un accident, un éboulis, et toute la région est bloquée. Un paradis construit sur le bord d'une catastrophe imminente. On vit sur une lame de rasoir. Mais on a la foi (trop?), beaucoup de temples, mosquées, mandir, gompa, églises, autels, oratoires, sanctuaires, images pieuses et statuettes... ça devrait tenir un boutte... jusqu'à ce que ça lâche.


Jeudi 3 juin

Aujourd'hui je me sens twit pas pour rire. Tellement de beauté autour de moi, je n'arrive pas à l'exprimer. Faire passer tout ça dans un petit fil bleu qui sort de cette machine... Bon, je vais essayer. Le problème c'est que j'ai du alléger mon sac à dos en venant jusqu'ici (c'est loin et haut), il me reste peu de mots. Mais, en gars prévoyant, j'ai quelques trucs de secours dans mon sac à mots. Vous excuserez le fil blanc que je vais utiliser pour coudre les mots les plus délicats, et le duct tape avec la broche qui paraîtra un peu sur les mots plus coriaces. On va s'inspirer de Sol et en patenter des mots de circonstance!

Magnifirveilleux! Enchantastique! Bucolasmagorique! Fantastichanteresque! Hypergrandiosmatique! Encharmessionnant! Immensionnifiant! Énervigorifiant! Rafraichipaidelâmennifiant! Surprenantifique! Ahurissplenditionnant! Transcendentapaisemental! Télétransportationnant! (Et un gros ET COETERA pour le reste).

Ouf! Bon, je sais, ça a l'air bisouné vite fait ces mots-là mais, mal pris de même, c'est tout ce que j'ai pu faire. Ça va tenir le temps que le message passe, et même plus. Comme les réparations de câble d'admission des gaz avec du mouchoir l'autre jour...

Vous avez eu les qualificatifs, maintenant je dois vous dire, comme vous l'aurez certainement deviné, que je parlais des paysages de l'Himalaya, bien sûr. La carte postale format nature, mur à mur, un horizon complet! Je ne tarissais pas d'éloges à propos des montagnes autour de Dharamsala, mais ici, vraiment, là...

Mais revenons un peu en arrière. Il faut que je vous dise un peu comment fut le trajet. C'est une route de montagne, et les conditions de voyagement sont bien sûr toujours aussi pénibles (voir nombreuses descriptions précédentes), surtout que j'en ai eu pour une dizaine d'heures depuis Shimla. Un petit incident cocasse mérite d'être raconté. Assis sur le bord de la fenêtre ouverte de l'autobus, à contempler le paysage grandiose et les précipices effrayants, j'ai soudainement été éclaboussé par quelques filaments visqueux de contenu gastrique du petit garçon penché dehors deux bancs devant moi, et auquel je n'avais pas porté attention. Pauvre petit, il me rappelle de bien mauvais moments de mon enfance! Puis ce fut hélas le tour, un peu plus tard et à de nombreuses reprises, de sa pauvre maman - mais là, je les avais à l'œil et je fermais ma vitre à temps! C'est ainsi qu'on décore les autobus.

Tout le long de la route, j'ai remarqué un câble orange, déposé sur une branche par-ci, simplement tendu entre les arbres, pendant au-dessus des cours d'eau, traînant souvent à terre, par endroits accroché à une roche, tourné autour d'un tronc, passé par-dessus un fil électrique, parfois entourloupé autour d'un poteau qui s'adonne à être là. Le câble de communications, celui de l'internet. Ne pas s'étonner si ça coupe souvent.

Les poteaux sont souvent d'un modèle fait d'une longue tôle roulée et rivée sur elle-même. J'ai vu à travers ce pays des milliers de ces poteaux bossés, pliés, cassés ou tombés. Sans doute que le concepteur n'avait pas prévu qu'ils devraient supporter aussi le poids des fils...

Est-ce le même type qui "planifie" l'installation de la tuyauterie? Il y a des tuyaux d'eau qui courent partout à terre, sur le bord des routes, le long des escaliers, passant souvent en travers des marches, ce qui est idéal pour enfarger les gens, surtout à la noirceur. Et bien sûr, ça pisse de partout.

Nous avons longé la rivière Sutlej, torrent boueux et bouillonnant qui descend des glaciers au nord-est. Elle coule au fond d'une profonde vallée très encaissée, que la route surplombe parfois de très haut, et longe de très près à d'autres moments. Certains passages sont à faire dresser les cheveux sur la tête. D'autres les feraient tomber. On a beau être habitué, avoir appris à faire confiance à son chauffeur expérimenté, qui lui fait confiance à son Krishna en plastique dans son cadre chromé décoré de clignotants multicolores (et lui, de son coin de ciel, doit miser sur la foi du chauffeur pour pouvoir l'aider, un peu agacé par cet impie de passager qui gâche les vibrations!), quand on le voit arriver à toute vitesse dans un tournant aigu au-delà duquel il n'y a rien, on freine mentalement à sa place en se disant que vraiment, c'est pas la peine de conduire si vite! Un passage était particulièrement impressionnant. La route forme une encavure au flanc de la falaise quasiment verticale (environ 85-88 degrés pour être précis, et c'est le prof de maths qui vous parle ici!), passant sous le toit que forme la montagne. À côté, du rien vertical pendant cent mètres jusqu'au cours d'eau rébarbatif... et des virages raides avec ça. Le vide est de bonne compagnie dans l'Himalaya. Il est préférable d'être croyant.

Quoi qu'il en soit des lois de l'improbabilité de la conduite indienne, nous avons tous survécu. Enfin je crois. C'est tellement beau ici, peut-être suis-je arrivé au Paradis plus vite que prévu. Mais non, ça ne se peut pas - je suis bon pour les Limbes, moi, et c'est sûr que ça n'a pas l'air de ça. En tout cas pas d'après les leçons du petit catéchisme.

Pour me ramener sur Terre il y a eu encore un peu de laideur sur une bonne quinzaine de kilomètres cependant: on construit sur ce cours d'eau tout un complexe hydroélectrique. Sur ce parcours la vallée est un long chantier, affreux, poussiéreux, bordélique, décoré de hangars de tôle mal foutus, de très rudimentaires camps de travailleurs bordés de clôtures de barbelés (camps de travail?), de gigantesques structures en ciment émergeant d'échafaudages, de montagnes de roches dynamitées, de garages pour camions, grues et excavatrices, de dépôts de matériel, de milliers de barils de carburant ou de goudron, de gravats, d'amoncellements de ferraille et de machinerie hors d'usage. Et d'ordures évidemment. On refait la route, qui est pour le moment un pénible chapelet de cahots, on construit des ponts (les anciens faisaient vraiment pitié), et les bords de la rivière sont irrémédiablement gâchés, remblayés ou bétonnés. On n'arrête pas le progrès. ("Pas de progrès - pas d'avancement, pas d'avancement - pas de progrès!", comme disait le père Ovide) Bien sûr les besoins en électricité de ce pays sont gigantesques, et croissent exponentiellement. (si seulement on éteignait toutes ces télés allumées en permanence que personne n'écoute, et qui diffusent des insignifianteries malsaines pour l'esprit humain, on sauverait quelques rivières, quelques tonnes de CO2 et de déchets radioactifs) On a donc des projets semblables pour tous les cours d'eau himalayens. Et quand on aura tout gâché, on fera quoi? Pas grave, les gens de ce pays sont habitués à vivre en enfer, dans la laideur sale. L'avenir de l'humanité... Ils seront les premiers, notre tour viendra. Je choisirai peut-être les Limbes, tout compte fait.

Enfin, passé cette horreur, il reste jusqu'ici de très beaux paysages, surtout si on tourne son regard vers le ciel (chuut! Faut pas que je dise ce mot-là trop fort, l'autre, le religieux, va revenir me faire la morale!). Quittant le bord de la rivière, en haut d'une série de virages en épingle la route nous mène enfin à Reckong Peo, petite ville enchanteresse accrochée au flanc d'impressionnantes montagnes, et entourée de montagnes encore plus grandes. Nous sommes à 2300 mètres environ. Devant nous, une muraille de sommets enneigés de cinq mille, six mille mètres. Le Kinnaur Kailash culmine à 6050 mètres. La région s'appelle le Kinnaur, et ce Kailash-ci est leur version locale de l'autre, mont sacré où habite Shiva (dit-on), mais c'est au Tibet, à environ trois cents kilomètres d'ici. (Nous avons bien notre Père Noël à nous dans notre Pôle Nord à nous, et les Finlandais ont leur Joulupukki à eux, à Korvatunturi dans leur Grand Nord à eux. Bon, c'est comme.) Ce sont principalement ces montagnes qui vous ont valu ces qualificatifs de secours rafistolés à la hâte tantôt. Faut voir. Les mots seront toujours impuissants à décrire ce que même des images tridimensionnelles sur écran de 360 degrés n'arriveraient même pas à montrer dans toute sa splendeur.

En bas, dans la petite ville où se poursuit la petite vie tranquille, les Kinnauris portent leur drôle de petit chapeau cylindrique en laine grise ou brune, avec un rabat vert qui fait le trois quart du tour. L'hiver on le porte rabattu sur les oreilles, l'été le rabat est relevé, et se porte généralement à droite, mais parfois à gauche ou devant. Fait remarquable en ce pays de différenciation marquée des sexes, les hommes et les femmes portent exactement le même couvre-chef, des mêmes manières.

Et les hommes continuent de cracher, partout, tout le temps. "Je crache, je suis un vrai homme, un viril Roffe'n'toffe!" Rrrrrrckttphhhhh! Freud, que penses-tu de mon hypothèse de l'autre fois? Quoi? Tu dis que c'est pour compenser la sécheresse du sol entre les moussons? Et que c'est un avant-goût du prochain déluge??? Tu dérailles??

Ce matin, petite excursion au village de Kalpa, 700 mètres plus haut. Le temps était pluvieux, les nuages cachaient la vue, j'ai essayé de progresser plus haut, j'ai patiemment attendu que le temps s'éclaircisse mais - bien sûr! - c'est seulement après que je sois redescendu à Kalpa pour manger que le ciel s'est finalement dégagé. Il était maintenant trop tard pour remonter. Les nuages empêchent de voir les sommets, et parfois toute la montagne, mais lorsqu'ils s'amincissent en une dentelle nébuleuse, leurs effilochures laissent entrevoir les démesurées sculptures tectoniques, laissent deviner des flancs verdoyants, révèlent discrètement des morceaux de paysage.

La végétation est très agréable ici et a un aspect familier. Vergers à flanc de montagne (on produit des pommes qui font la fierté des Kinnauris). De nombreuses plantes d'espèces voisines des nôtres, ou identiques car elles sont justement originaires de ce continent-ci. Il y a des saules, des peupliers, des sorbiers, deux espèces de pins, l'une à trois épines groupées qui ressemble, par son port et son écorce, à notre pin rouge, et une autre, à trois épines, qui fait beaucoup penser à notre pin blanc. Cette dernière espèce est avec le mélèze, presque le seul arbre qui peuple la forêt dans le coin, et les spécimens sont gigantesques, souvent avec des troncs d'un mètre de diamètre, et une hauteur qui sied à celle des montagnes alentour.

Symphonie olfactive avec l'odeur de pin en continu, sur laquelle s'ajoutent les notes accentuées des parfums de nombreuses plantes odorantes, dont la moindre n'est pas celle, musquée et enivrante, du chanvre, très abondant, et dont la menthe prend la relève à plus haute altitude. Parfois un ton de fumée de bois vient apporter une note chaleureuse. Le silence alpin est agrémenté du souffle du vent dans les grands conifères, du bruit des ruisseaux qui dévalent la montagne et du chant des oiseaux, notamment celui du coucou, et le croassement de l'éternelle et omniprésente corneille. Le temps frais et humide, venteux, pluvieux et brumeux rappelle certain climat boréal bien connu. L'aspect de la futaie, les odeurs et la température pourraient nous faire croire que nous sommes chez nous, dans les grandes forêts laurentiennes. On espèrerait entendre la plainte du huard. Or il n'y en a point ici apparemment. Sauf un, égaré et perplexe, qui a étiré ses racines très très très loin de ses lacs de l'autre côté de la terre. Mais il ne chante pas (ça vaut mieux!) - il écrit. Curieuse manière d'utiliser ses plumes. Drôle d'oiseau!


Vendredi 4 juin

Aujourd'hui, temps plus clair, avec passages nuageux. J'ai pu faire l'ascension souhaitée. Grimpé jusqu'à la neige, probablement autour de 4200 ou 4300 mètres. Des trottoirs et des escaliers mènent vers les maisons les plus élevées du village, tout en pente. Après les dernières, le chemin se transforme en sentiers de montagne. On ne sait jamais trop lequel choisir, ils se divisent, se croisent, se côtoient. Ils mènent à des terrasses aménagées pour la culture, et à de jolies cabanes construites à la manière locale: quelques rangs de pierres plates intercalées entre des gros madriers en bois. Ça résiste mieux aux tremblements de terre. Après la ligne des arbres, de grands pâturages alpins. Et une vue incroyable sur les montagnes de l'autre côté de la vallée. J'aperçois aussi mieux les sommets vers lesquels je me dirige lentement "du pas lent, mesuré et assuré du montagnard expérimenté". (Hmmm. C'était pour l'effet stylistique, mais en réalité, essoufflé par l'air raréfié, je passe mon temps à m'enfarger dans les cailloux.)

Je croise quelques bergers avec leurs troupeaux de moutons et de chèvres. Échange de quelques paroles appuyées par force gestes pour compenser le gouffre linguistique aussi profond que la vallée devant nous: oui, je gravis la montagne, mais je n'irai pas jusqu'au sommet, c'est trop haut, à pic et difficile, et je commence à manquer d'air - oui, c'est essoufflant! Je redescends pour souper, bonne journée, Namaste! Le sourire partagé comble les incompréhensions.

Ah le génie de ces alpages!

Le Paradis se gagne, à la sueur de son front. J'ai ainsi contribué à l'évaporation de quelques litres, le temps de m'élever là-haut. Mais quel panorama (intercaler ici les adjectifs de secours utilisés plus haut - malgré l'apparence ils sont conçus de manière robuste et peuvent servir plusieurs fois; le fabricant recommande toutefois de changer l'ordre pour un effet plus durable)!

À cette altitude je peux apercevoir à une cinquantaine de kilomètres au nord-est les hautes montagnes qui bordent la frontière tibétaine.

Aux pauses dans des lieux à l'abri du vent, le silence total (à part mon acouphène, mais ça les montagnes ne l'entendent pas; ce sont pour moi "The sounds of silence".). La paix des sommets! Ça change de Delhi.

Pour compenser cette fin d'hiver québécois que je n'ai pas eu cette année, j'ai pu goûter à un peu de froidure et de blancheur himalayenne. J'ai dépassé plusieurs plaques de neige, dans lesquelles j'ai piétiné, évidemment. J'ai lancé une boule. Le petit garçon a toujours aimé jouer dans la neige. Au passage d'un troupeau de nuages, j'ai même reçu pendant une vingtaine de minutes une giboulée de grésil fin et de flocons - le fond de l'air était frais. Polar, chemise, anorak, couvre-chef sont utiles: il ne fait pas plus de cinq degrés. Je me considère amplement remboursé par la nature. Quelques jours dans l'Himalaya remplacent avantageusement trois semaines de slotche à Montréal.


Samedi 5 juin

On a eu de l'orage la nuit dernière, et de la pluie pendant quelques heures. Là-haut, au-delà de 4500 mètres, les précipitations sont tombées sous forme solide. Les hauts sommets ont donc reçu une couche de blancheur toute neuve qui recouvre l'ancienne, faite de neige un peu sale, et en ce beau matin ensoleillé, ils étincellent dans la lumière. D'autres monts, moins hauts, qui avaient perdu depuis un bon moment leur couverture hivernale, se sont vus blanchir aussi. La vue d'ici est absolument féerique! (voir adjectifs d'urgence utilisés précédemment)

Aujourd'hui, par décret autocratique de mon dictateur intérieur, journée relax. Monter et redescendre 1300 mètres, c'est dur pour les genoux, et le monsieur est un peu raqué ce matin. Ce sera le temps de bien manger, et de rattraper mon retard épistolaire. Les événements à raconter s'accumulent plus vite que mes mots s'enfilent, j'ai des pages et des pages à ajouter.

Et ce temps, qui va finir par manquer, comme mon bracelet de montre qui s'est rompu hier. Cygne d'étang!

Tout à l’heure, lors d'une petite marche, j'ai vu une pauvre vieille vache gisant sur le bord du chemin, beuglant plaintivement, manifestement à l'agonie. Un homme était accroupi à ses côtés et récitait des prières lues dans un livre ouvert sur ses genoux...


Dimanche 6 juin

Départ bientôt pour Shimla. Encore une dizaine d'heures de machine à brasser les gallons de peinture en regardant clignoter le Krishna dans le dash. Tant qu'il ne s'éteint pas comme cet ordinateur qui vient de couper deux fois pendant que je vous écrivais...

Salutations (pieuses), altières et rafraîchies,

Reckong Peo, Himachal Pradesh

Épîtres indiennes 2010 - 17

Lundi 7 juin
Pris l'autobus de nuit pour redescendre vers le sud, par la même et seule route de montagne possible. C'était stratégique: la nuit, à côté de la partie de route éclairée par les phares, rien. Je n'ai fait aucun, mais vraiment aucun effort pour songer à imaginer ce que pouvait cacher ce noir profond. Je ne le sais que trop bien, mais "j'veux pas le sawère". C'est moins pénible.

C'est bien quand ces autobus sont pleins. Ça fait quelques dizaines d'anges gardiens sur le dossier. On peut espérer que dans le lot, de différents départements religieux célestes, il y en a des senior, expérimentés, certifiés et compétents. On ne sait jamais, avec l'état des freins, tous ces tournants et ces précipices...

Comme prévu, j'ai passé une exécrable nuit à me faire étourdir par cette maudite route qui tourne sans arrêt, sans arrêt, sans arrêt. Pendant dix heures. Et en planche à laver. Elle est vraiment épouvantable. Vers trois heures mon estomac, exaspéré, a finalement posé un geste de protestation vigoureuse, et la sauce orangée de mon Dum Aloo Kashmiri du souper a été décorer les flancs blanc sale de l'autobus du Himachal Road Transport Corporation. Quin toé! Petite vengeance gastrique!

Ça met de mauvais poil. Et arrivé à Shimla à quatre heures du matin, filant comme une vieille guenille malade un lendemain de brosse, j'ai seulement réussi à trouver un innommable lodge, à prix prohibitif, le pire trou de tout mon voyage. Une minuscule "chambre" crasseuse sans fenêtre ni toilette, au plafond très bas, sans aération, et qui puait la peinture à l'huile. Le lit trop court occupait tout l'espace - impossible de s'y tenir debout et de déposer mes affaires ailleurs que dessus. J'ai quasiment couché sur mon sac à dos. Excellent pour remonter le moral quand on a la nausée. Plein de rats, que j'entendais courir sur le plancher au-dessus. Et ils m'ont mis dehors à onze heures (les proprios, pas les rats, heureusement), parce qu'ils fermaient. J'étais en "contenant consacré servant à conserver les Saintes Espèces", et le type l'a su! Écœuré de cette ville impossible, archi-bondée, en perpétuel embouteillage, trop chère, mal conçue (pas conçue pantoutte - elle pousse n'importe comment, dans la plus totale anarchie!), mal bâtie, pleine de passages obscurs, d'escaliers cassés, d'édifices vétustes et précaires, j'ai crissé mon camp par le premier autobus pour Chandigargh. Pour me faire étourdir et brasser, bien sûr, pendant cinq autres heures. Heureusement, le ventre parfaitement vide, je n'avais plus rien à vomir...

Bref, c'est une de ces journées où ça va mal, où on en a marre, et où on voudrait être ailleurs. Je ne vous raconterai pas toutes les méchancetés qui me sont passées par la tête pendant ce trajet (car on m'expulserait d'Inde illico!). Mais ça tournait autour de l'esprit "de clocher" sectaire, atavique, clanique, de la corruption institutionnalisée, de l'incompétence, de l'absence de sens pratique et organisationnel, et encore autour de cette maudite pensée magique infantile, de cette foutue religion-bonbon qui colle après tout: les murs, les doigts, la pensée, les manières de faire. Indécrottable. Et de l'inconséquence que cela engendre, de la totale irresponsabilité des gens de ce pays envers l'environnement. Un vaste dépotoir. Un chaos total, un grand bidonville mal foutu. La faute à qui? Pas d'étrangers à blâmer. L'Inde est assez grande pour être responsable d'elle-même. Mais elle s'enterre dans ses ordures, se cause des problèmes qui seront insolubles. Et elle ne fera rien. On va laisser aller, laisser faire. La population va continuer d'exploser, sans frein aucun. La misère déjà omniprésente, va devenir insupportable. Mais on la supportera, car les gens d'ici, masos, sont prêts à tout endurer, absolument tout. La misère, c'est la vie. Faut payer son karma. C'est la volonté des dieux. Il n'y a qu'à s'en remettre à eux.

Mettez-vous dans la merde, creusez plus creux et rajoutez-en. Ensuite vous vous plaindrez! Quand est-ce que l'humanité va apprendre à se tenir debout??
Ah, ça fait du bien de ventiler un peu!
- Tu veux encore parler de religion?
- C'est pas que j'aie épuisé ce que j'ai à en dire, mais je n'ai vraiment pas le goût aujourd'hui. J'ai plutôt à l'esprit la quincaillerie catholique...
- Et tu as réussi un coup de maître: Tu t'es aliéné à la fois les croyants et les athées, par tes positions d'une "ambivalence équivoque vitriolique", où tu fais feu sur tout ce qui grouille dans les bénitiers et fais quand même l'apologie du mystère de l'Univers. Guère convaincant, mais fort puéril, si tu veux mon impression.
- Tant mieux, je ferai route seul, avec personne pour me dire quoi penser!
- On en reparlera!
- C'est ça!


Bon, maintenant, sur une note plus sereine, Chandigargh.
Née par nécessité (partition Inde-Pakistan; séparation du Punjab en deux; la capitale, Lahore, est restée de l'autre côté de la frontière; la guerre fait des millions de réfugiés qui affluent en Inde; il faut une nouvelle capitale pour le Punjab indien et pour loger les exilés), ç'aurait pu être n'importe quoi, mais grâce à la vision éclairée de quelques personnes sages, cela s'est avéré une merveilleuse expérience d'urbanisme des années cinquante, un projet témoin de la foi de l'Inde en l'avenir, supporté par Nehru, éminent et honorable homme d'état si jamais il en fut, premier Premier Ministre de l'Inde indépendante (il était socialiste, et athée!). On a confié la planification de cette ville nouvelle à deux architectes américains (car l'urbanisme était un concept inconnu en Inde). Ils ont dressé des plans préliminaires très novateurs, mais l'un des associés fut tué dans un écrasement d'avion en 1950, et son collègue s'est désisté. On a ensuite fait appel à Le Corbusier, architecte-phare du vingtième siècle et penseur bien connu de la ville de l'avenir. On a rasé des villages pour faire place à du nouveau, à de l'inédit en ce pays. On a osé ne pas faire comme les ancêtres, pour une fois. C'est une ville très spéciale, spacieuse, bien conçue, très très verte, pleine de grands parcs où tout est songé. Néanmoins, elle est plutôt moche. Partout, on a l'impression d'être au milieu de nulle part! C'est comme une grosse banlieue, presque toute en édifices de un, deux ou trois étages. J'avais l'impression d'être en Amérique, ou bien en Union Soviétique. Construction peu soignée (pour rappeler qu'on est en Inde après tout), édifices délabrés, mal entretenus depuis cinq décennies, et un peu d'ordures par-ci par-là ( ...on est en Inde après tout!). Mais c'est éminemment différent de toutes les autres villes d'Inde, qui sont laides, non planifiées, mal foutues, écoeuramment sales. Ça fait agréablement changement.
Le Corbusier était obsédé par la ligne droite et les angles droits. Le plan de ville en est donc rempli, et ses édifices aussi. C'est, à mon goût, désagréablement ennuyeux et monotone, mais il faut se replacer dans le contexte d'alors. Ce qui s'est fait ici était révolutionnaire. Bien sûr c'était l'époque des grandes théories, on avait des "-ismes" comme explication et remède à tout, en arts comme en politique ou en aménagement. Et les grandes théories ont bien des lacunes. L'histoire a maintenant jeté aux poubelles la plupart d'entre elles d'ailleurs. Il manque de trottoirs dans cette ville pourtant censée faire place aux piétons, les boulevards sont intraversables, les distances sont trop grandes, les paysages urbains sont uniformes et indistinguables, le drainage est insuffisant et ça doit être un marécage durant la mousson (il a plu toute la seconde journée que j'ai passé en ville, et j'ai quasiment du nager pour me déplacer. Je n'avais pas mon wet-suit mais j'ai fini le parcours plus mouillé qu'après une journée de kayak). Par contre il y a un concept d'ilots d'habitations intégrés fort intéressant, beaucoup de parcs et d'équipements culturels, ainsi qu'une vue sur les montagnes (les monts Shivalik, contreforts de l'Himalaya) de presque partout en ville, pourvu qu'on soit dans le bon alignement. Les édifices novateurs conçus par Le Corbusier pour le siège du gouvernement et la Haute Cour paraissent ordinaires aujourd'hui, surtout difficiles d'accès qu'ils sont devenus, entourés de barbelés et de guérites, sécurité oblige. L'espace entre ces bâtiments est un grand vide bétonné désolant et cuisant sous le soleil; la célèbre sculpture de la main ouverte, symbole de la ville, n'est vue par personne (à part moi, mais c'est comme, n'est-ce pas, je suis un "nobody"). L'agora qui la jouxte est un grand trou de ciment abandonné. L'esprit voulu par le concepteur est absent, l'idéal semble mort, au moins en cet endroit précis de la ville, qui devait en être un point focal.
J'ai visité (à la lampe frontale, durant une longue panne de courant) le très richement documenté Musée d'Architecture municipal, qui raconte la naissance de la cité, les dessous politiques, etc. J'ai aussi visité le Centre Le Corbusier, sis dans l'édifice conçu par lui-même pour abriter les bureaux d'architectes travaillant avec lui dans l'élaboration des plans de tous les bâtiments de la ville. Simples, aérés, chaleureux, ils dégagent une ambiance de bungalow californien d'après-guerre. Même l'odeur du bois est évocatrice.

Le musée d'Art et d'Histoire est très riche. On nous montre les trouvailles de fouilles effectuées sur les lieux. L'endroit est habité depuis quatre mille ans avant notre ère. La civilisation Harappa avait un système d'écriture et de numération. Celui-ci m'a frappé par son esprit très "indien": on a découvert les symboles utilisés par eux pour les 417 premiers nombres. Tous différents et complexes à souhait, aucun système de récurrence ou de position. Wow. Fun! Inouï! Essayez de faire des additions avec ça! Aucun, aucun, aucun sens pratique, mais quel remarquable sens du compliqué! On voit que cela ne date pas d'hier en ce pays...

J'ai beaucoup aimé parcourir à pied ces rues d'une ville sur laquelle j'avais pas mal lu mais qui restait théorique. Néanmoins ce fut plus une expérience émotive que rationnelle. Cet endroit respire les années cinquante, et sa visite m'a fait plonger en cette époque grise mais idéaliste de l'histoire, où tout était clair, simple et manichéen, où on rêvait encore de libérer l'homme par la technologie et l'"-isme" approprié, où on nous promettait la société des loisirs, où le béton était l'onguent à tous les maux urbains... Ahhhhhh!

- Drrriiiiing!

- Le gars de l'office de tourisme encore?

- Euh, c'est presque ça mais c'est une dame cette fois-ci. Elle trouve que ton commentaire n'est pas assez favorable, trop passéiste et que...

- C'est bientôt fini, oui, ces histoires? Je vais écrire ce que je veux, et leur commission ils peuvent se la mettre là où...

- Mais ils voulaient aussi t'inviter à l'inauguration du Monument au Voyageur Inconnu qui...

- M'a leur en faire, moi, un inconnu! Je ne suis plus là! Qu'ils m'oublient. Je ne repasserai sans doute jamais par Chandigarh, j'ai assez de banlieues drabbes par chez nous.

Lundi 14 juin

Rentré pour de bon à Delhi jeudi, je tourne en rond depuis, visitant expositions, et concerts en soirée. Un peu hâte d'échapper à ce climat de bouilloire. Forts vents et un peu de pluie hier. On attend d'autres précipitations dans les jours à venir. Ça sent la mousson. Grand temps que je file d'ici...
Le Musée National d'Art Moderne, que j'ai visité à deux reprises en fin de semaine, est un incroyable réservoir de trésors de génie. Je lève mon chapeau à ces milliers d'artistes au talent exceptionnel, qui ont su plonger au cœur de l'âme indienne pour lui donner une expression contemporaine. Il est réconfortant de constater qu'il y a tout de même des gens en ce pays dont la pensée sort du moule archaïque du conformisme religieux et social. Ouf, un peu d'air! Et quel air!! Je suis à court d'adjectifs!
- Vite, les adjectifs de secours!!
- Impossible, il n'en reste plus, ils sont tous partis.
- Comment ça, partis?
- Livrés avec la précédente épître. Rupture de stocks.
- Mais qu'est-ce que c'est que cette histoire ridicule???
- C'est comme ça. Pour les réutiliser il faudrait une autorisation spéciale. Tel que prescrit par le règlement. Edit Numéro 940234665187-4308796296845385711-a)-1.22 du Ministère de la Procédure Littéraire, sous lequel nous tombons depuis l'arrêté en Conseil Numéro 0007689838...
- Ah, assez, assez! Tu fais chier! Qu'est-ce que c'est que ce bordel! Mais qu'est-ce que ce #()&^$#^ de Ministère de $#*&*^%$ vient foutre dans mes épîtres??? Pas moyen d'écrire en paix?
- Eh non. Mesures de contre-terrorisme. Et ils lisent TOUT ce que tu écris, alors watche-toé!


...



- Longue hésitation devant le blanc de l'écran.... Ça ne m'est pas arrivé depuis longtemps.

Depuis des jours et des nuits blanches je songe à ce que je vais écrire pour mettre un terme digne à ces lettres. Tellement de choses à dire me tournaient dans la tête! Mais là, rien. Vide. Il reste trop de non-dit, c'est tellement énorme que je n'ai pas le goût de m'y aventurer. L'inspiration et l'enthousiasme m'ont totalement déserté. Une ou deux niaiseries de plus ou de moins... De toutes manières la plupart des lecteurs m'ont probablement mis sur leur liste de pourriel depuis un moment. La plupart ne m'ont jamais écrit le moindre mot. Même pas d'accusé de réception.
- Chanceux! Il ne manque pourtant pas de prétextes pour t'accuser de plein d'autres choses!

- Eille-là, ça va faire, les insinuations!
- Alors on finit ça en queue de poisson, ou en chicane?

- J'ai toute une poissonnerie qui attend dans le backstore. La marchandise s'empile plus vite qu'on peut la distribuer, et ça commence à sentir (encore plus mauvais qu'une bonne chicane intestine)... puisons donc. Essayons ceci (pour divertir les lecteurs qui s'ennuient, s'il en reste), que je n'appellerai pas "règles pour comprendre l'Inde", car on ne peut pas, mais, disons, petit résumé de lignes directrices qui pourraient prévenir le visiteur de ce qui l'attend ici...

"Kuy bat nahin!" Ça fait rien, pas de quoi, c'est pas grave, y a rien là! (sous-entendu: les dieux vont arranger ça)

"Trop too much de toutte. Excès de trop-plein de surplus de débordement de profusion pléonasmique surabondante, exagérée, excessive et excédentaire..."

En plusieurs pays on se demande "pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué?", mais pour l'Inde il faudrait dire:
"Pourquoi juste faire compliqué alors qu'il y a toujours moyen de compliquer encore plus" (ce à quoi s'emploient une armée d'obscurs fonctionnaires)

(pour la construction)
"N'importe quoi, n'importe où, n'importe comment"
(toujours pour la construction, en parodie du slogan olympique)
"Plus lentement, plus croche, plus délabré!"
(pour les constructeurs de cadres de porte en ciment, que mon front a souvent cognés)
"Plus bas, plus étroit, plus dur!"

(pour la conduite et le transport)
"S'il n'y a pas de place pour un véhicule, il y en a pour deux."
"Si c'est bouché, klaxonne!"
"Tant que ton Krishna clignote dans le dash, t'es correct!"
"Si c'est inconfortable pour un passager, alors il faut en mettre quatre." (Ça en fera quatre pour supporter l'inconfort, donc ça sera quatre fois moins pire pour chacun; belle logique, n’est-ce pas?)

(maxime du concepteur de bancs d'autobus)
"Faut que ça fasse mal!"

(ayant fièrement tapé ceci, il attend benoîtement une réaction, qui ne tarde pas à venir)

- Je te trouve cheap! À la fois pour les pauvres Indiens, et dans tes stratégies d'écriture envers tes malheureux lecteurs, s'il en reste. Tu écris comme si tu étais seul à te relire, et c'est probablement le cas! (Regarde de l'autre côté de l'écran: toujours personne. Et la pile "Courrier de nos lecteurs" est vide depuis des siècles.) Tu te penses smatte d'avoir trouvé ces méchancetés? Autre chose. Tu as radoté pendant dix sept épîtres, mais tu n'as même pas parlé d'Inde. Faut le faire!! Tu as laissé savoir à tout le monde tes états d'âme ou d'estomac, ce qui les indiffère suprêmement, mais nous n'avons rien appris sur ce pays. Rien!! Tu as parlé de tout et de rien, mais surtout de rien. T'étonne pas si les lecteurs sont tous partis! J'aurais du te dire ça avant, on aurait peut-être sauvé les meubles (qu'on a du vendre pour payer les frais d'édition électronique, le nettoyage d'autobus, les réclamations des divers Offices de Tourisme, celles d'Indian Railways, les poursuites par les tribunaux Islamiques, le congrès Juif, le Vatican, le panthéon Hindou, et même l'Avocat du Diable, etc.).

- Bon, bon, j'ai autre chose de plus gentil (à part: Non mais qu'est-ce qu'il a à toujours critiquer mes conclusions, c'est pourtant plein de vrai là-dedans!)... C'était écrit depuis un bon moment, en une faste journée d'inspiration. Je gardais en réserve... Ça fait une belle conclusion. Donc voici la fin, (se parlant: "...et pendant qu'ils lisent paisiblement ce qui suit, nous allons régler ici "fort diplomatiquement" quelques questions restées en suspens entre lui et moi." Il ôte ses lunettes, revêt ses gants de boxe, mais tout bruit révélateur subséquent est enterré par le vacarme de la construction textuelle...)

(Mouvement de grues stylistiques qui viennent positionner une lourde section de texte préfabriqué en fin d'épître, pour faire une belle décoration de clôture, quoiqu'un peu artificielle et déplacée dans le contexte, comme une riche frange très élaborée au bas d'un rideau usé et de basse qualité.)

Une affiche en hindi orne un mur entre deux idées; traduite, elle donne ceci:
SARCASME INTERDIT - SOUS PEINE DE CENSURE


Faudrait pas croire que parce que je m'amuse à faire valser mes mots sur le bord des inquiétants ravins himalayens, à les faire ramper dans la fange des pestilentiels caniveaux indiens, ou parce que je les envoie en suicidaire mission dénonciatrice des multiples maux de ce pays, je n'apprécie pas l'Inde. AU CONTRAIRE, je trouve que c'est un pays extraordinaire! Il y a tellement à en dire que c'en est jouissif d'écrire - malgré les claviers détestables comme celui que j'utilise présentement et dont les touches restent souvent bloquées.

C'est une contrée d'extrêmes, une terre ancienne peuplée de gens incroyablement gentils, curieux, avenants et accueillants, mais qui se comportent souvent de manière déconcertante et incompréhensible. Tous les sens de l'étranger sont constamment sollicités, ses conceptions de la normalité, ses idées préconçues, ses croyances, ses émotions seront brassées et remises en question. Accepter ceci est un préalable à toute fructueuse visite en Inde. Si on y vient en espérant des vacances superficielles, non dérangeantes et sans histoires, il est assuré qu'on va frapper un mur de déception. L'Inde n'est pas pour tout le monde - même si je le savais et si je connais un peu mes lecteurs, les commentaires que je reçois de certains me le confirment: quelques-unes-ou-uns, plutôt rares, m'envient, alors que d'autres me laissent savoir que mes écrits ont fait fondre les derniers soupçons de l'ombre du reflet d'une trace de possibilité d'un éventuel séjour ici. C'est bien comme ça, car un voyageur averti risque moins d'être déçu. Et ainsi averti, ça en fera deux de plus en moins sur les routes...

Vous aurez remarqué que d'une épître à l'autre le ton de mon propos change. Parfois je laisse s'exprimer le chiâleux en moi (mon "Capitaine Haddock" intérieur), ce qui m'arrive souvent je l'avoue au sortir de huit heures de cuisson, de brassage et de compression dans un très inconfortable moyen de transport dont l'Inde abonde - et les sujets à complainte ne manquent pas; d'autres fois je me montre dithyrambique et élogieux à l'égard de quelque expérience ou rencontre charmante. Il est normal que lors de n'importe quel voyage les états d'âme, comme l'état de la mer lors d'un périple océanique, changent de jour en jour, même d'heure en heure. Mes épîtres sont, à cet égard, comme un carnet de bord reflétant les conditions émotivo-météorologiques au long du parcours.

La beauté du paysage n'est pas là où porte le regard, mais d'où il provient, c'est-à-dire de soi. La qualité de la vision dépend du contrôle qu'on exerce sur les émotions, et parfois je joue distraitement avec le bouton comme on zigonne avec le piton de syntonisation du poste d'une vieille radio.

C'est ainsi que de jours en kilomètres, de palais en dépotoirs, de parfums forestiers alpins en embouteillages enfumés, d'harmonieuses et sublimes sonorités en cacophonie tonitruante, je tangue sur une mer variable, dans l'impossibilité de décrire objectivement une réalité infinie, incapable de formuler une opinion claire face à mon passage dans cet univers bizarre, étrange comme la musique qui joue alors que je vous écris. Mais pourtant familier et parfaitement normal... Voyez comme d'une phrase à l'autre, pour être fidèle à tout ce que je ressens et souhaite exprimer, je dois presque me contredire. Cependant, tout ce que je dis est vrai, au moment où je le dis. L'Inde est inclassable, car trop vieille et trop jeune, trop grande et trop petite, trop complexe, trop subtile, trop transcendante. Trop too much de toutte. Les mots n'atteignent pas les sommets Himalayens, victimes d'hypoxie, et en cette époque l'opacité des eaux noires de la Yamuna les rend invisibles sous la surface. Quand à ce qu'ils se risquent à pénétrer l'âme du peuple sans percoler dans ses infinies anfractuosités et s'y perdre, ce serait espoir futile. Pour mes anciens lecteurs, ceci est une redite de ce que j'ai déjà écrit différemment il y a deux ans. Désolé, je ne puis faire autrement, l'Inde m'échappe, encore, toujours. J'en connais moins qu'à l'époque. Un virgule deux milliards de mots ne suffiraient pas pour la cerner. Si vous voulez la connaître, ce ne sera certainement pas à travers mes sarcastiques épîtres ou mes photos. Venez en faire l'expérience, l'esprit ouvert et le nez bouché!

Je suis en croisière entre le sublime et le sordide, entre le drôle et le désespérant, le tragique et le chaotique, le charmant et l'inespéré, l'inoubliable et l'imprévu, l'inconséquent et l'incongru, l'adorable et le détestable. Mais tous ces pôles pas nécessairement opposés constituent des éléments d'une œuvre harmonieuse complète, qui ne serait pas ce qu'elle est sans toutes les notes graves et aiguës qui la composent.

C'est en plongeant à cœur ouvert dans cette symphonie qu'on peut espérer saisir des fragments de ce que son compositeur exprime et nous imprime. Car nous n'en ressortirons pas inchangés. L'Inde ne laisse pas indifférent, elle transforme qui veut bien honnêtement danser avec elle. Même si elle sent le pas-lavé-depuis-cinq-mille-ans, cette jeune et vieille dame mystérieuse, accueillante et rébarbative, prend plaisir à nous déconcerter de ses mille et uns tours, nous étonner par son milliard de surprises. Rieuse, elle nous envoie son éternel dodelinement de tête équivoque, nous dédicace un message hermétique par la gestuelle délicate de ses mains gracieuses, nous frôle sensuellement de ses longs cheveux, se réfugie pudiquement derrière son voile mythique, disparaît dans une des ruelles sombres de son insondable for intérieur immémorial, puis réapparaît là où nous ne l'attendions pas, en un foudroyant instant de modernisme, pour nous entraîner dans un divin rythme endiablé dont nous l'aurions cru incapable. Elle nous laisse pantois et perplexe alors que, sur le point de la quitter, ne sachant si on devrait la remercier, la désirer, la maudire ou l'excuser, elle se dérobe à notre vue, se cache dans son vaporeux sari de smog couleur de millénaires constellés d'or et brodé de feux d'artifices, fière de ce qu'elle nous a caché et indifférente à ce qu'elle nous a révélé. L'Inde s'enracine à jamais au plus profond de notre cœur et, telle une insidieuse métastase qui nous gagne, elle se métamorphose en un souvenir ineffable comme un rêve qui se sauve devant les mots, trop transcendant pour être décrit.

Elle est frustrante et charmante, dangereuse et envoûtante, douce et intoxicante, à jamais insaisissable. On veut parfois la fuir mais on la regrettera l'instant d'après. Que penser, que faire? Justement, ni l'un ni l'autre car ce n'est pas ici qu'elle réside, mais ailleurs, dans l'être, là où si peu d'entre nous sommes. C'est là sa force et son charme, son inaccessible pouvoir. Son insouciance enfantine, son sage détachement, nous semblent étrangers. Son présent est indifférent aux lendemains, nonchalamment assis sur une montagne de vieux hiers. Quand on se réincarne perpétuellement, il indiffère de crever aujourd'hui même, sans souci, et souriant.

On peut tenter, en vain, de la comprendre, mais sa logique propre est un défi à notre raison. Entre le zéro et l'infini, elle se vautre innocemment dans des quantités plus qualitatives que dénombrables, dont elle se rit d'ailleurs. À peine peut-on, en faisant preuve d'une grande ouverture et armés d'une patience infinie, fugacement percevoir son insaisissabilité.

Le pauvre huard que je suis, volatile étranger errant, sans repères, son Nord égaré, ne peut que demeurer perplexe, quoique charmé et métamorphosé.

Désorienté et délocalisé







Les dix sept épitres précédentes avaient été rédigées et envoyées d'Inde. Une dix-huitième, non officielle, était déjà en gestation à la fin du voyage. J'avais encore beaucoup à dire, trop pour avoir le temps d'épuiser la réserve de thèmes à traiter. Trop peu de temps pour réussir à mettre en forme ce qui restait de fragments de textes brouillonnés, abandonnés sur le chantier de rédaction.
Depuis le retour je souhaitais rédiger ce texte, mais la vie ici n'est pas la vie en voyage. Le travail, les mille et unes occupations... pas le temps, plus le goût, plus « dedans »... ça va rester comme ça.
Voici donc une « extra Épitre » qui ne sera jamais tranquillement finalisée par les soirs d'automne et d'hiver dans un sous-sol de banlieue, contrairement à mon intention initiale...

Épitre Dix-septième et demie donc...(parce qu'à moitié indienne et à moitié québécoise)

Pour finir cette tournée dans les coulisses, comme en marge de toute œuvre il y a toujours les dessous, je vais vous présenter, en parodie des "making of" cinématographiques, une toute petite partie du chantier de construction des épitres.

On y trouve des idées éparses, à peine formulées, des mots livrés par les fournisseurs et entassés en vrac, des expressions défectueuses, des phrases endommagées, des items commandés par erreur, des syntagmes en cours d'assemblage, quelques paragraphes complétés mais non positionnés. Le tout est pêle-mêle. Le chantier textuel ressemble aux routes indiennes...

Tous les paragraphes de ces textes ne sont pas écrits un à la suite de l'autre, dans l'ordre ni au même endroit. Certains traînent depuis des semaines, alors que de nouveaux arrivés viennent sans gêne se faire une place entre les anciens, les tassant sans vergogne. Parfois les vieux n'aiment pas ça et s'en vont ailleurs, sans demander leur reste.

Vous êtes priés de faire attention, de porter un casque à l'épreuve des phoôtes daurt'ograffe et de protéger vos yeux des vilains mots. Il n'y a pas nécessairement de passerelles entre les phrases en construction, et les mots pendent au-dessus du vide. Vous pourriez tomber de haut. Comme je vous estime beaucoup, je ne veux pas que vous tombiez dans une échelle d'estimation mal placée. Vous y verrez des notes éparses écrites n'importe comment, des fils qui pendent partout à cause des liens mal tissés, des passages sombres mal éclairés, des concepts vacillants non étayés, des boites de clous dans les coins, des paragraphes en cours d'assemblage, des fenêtres sales ouvertes sur d'autres mondes, avec des "X" en masking tape dedans pour leur donner un semblant d'opacité qui est d'époque, des flaques de boue et des mots souillés qui y gisent écrabouillés. Le bruit du chantier est constitué du choc des idées et du son des mots qui s'articulent, des moteurs des grandes grues qui soulèvent les gros mots ou les concepts lourds, déplacent les paragraphes surchargés, faisant du copier-coller jour et nuit. Les retailles de phrases et les piles d'adjectifs et d'adverbes inutilisés, les lourdes circonlocutions dont je fais trop largement usage, s'empilent dans les espaces vagues...


ATTENTION - ENTREE DU CHANTIER - PORT DU CASQUE OBLIGATOIRE

teinture rousse cheveux, taaches blanbches sur peau sombre - quelle maladie?
omnipersence teint pale dans publicite, media. ou sont les noirs idniens??? seuls noirs - afroamreicans
?caste===? == couleur. dalits souvent sombres/ racisme? ("castisme"?)

Couleur de peau, refus de la noirceur indienne
Partout en Inde j'ai vu, chaque jour plusieurs personnes aux cheveux teints roux. Jeunes, vieux, modestes paysans, riches parvenus urbains, cette mode semble uniformément répandue dans le pays, mais elle surprend l'étranger car cette couleur fait un effet assez bizarre sur les têtes bronzées normalement couronnées d'une chevelure noire et lisse.
Les citoyens de l'Inde étant fort nombreux, et représentant des centaines de peuples fort différents, ils se présentent en différentes couleurs de peau. Il y en a de fort pâles, presque européens. Il y en a des basanés de divers degrés. Puis des noirs foncés aussi sombres que certains africains. Pourtant, toutes les vedettes de cinéma, toutes les personnalités médiatiques dont on affiche la trogne sur les énormes panneaux publicitaires, sont toujours blancs ou faiblement basanés (les seuls noirs sont des vedettes sportives afro-américaines). Cela ne reflète nullement la distribution tonale de la population. Mais en revanche cela reflète autre chose de plus grave: un malaise identitaire, un rejet d'une partie de la population, un déni. Comme en d'autres continents où on a inculqué aux gens la honte de leur couleur de peau et de leur type de cheveux, en Inde on a conditionné une portion importante du peuple à se renier, à vouloir devenir autre. À cet effet on vend des crèmes pour dépigmenter la peau, des produits pour friser les cheveux, ou les teindre. Comment une nation peut-elle progresser si elle renie une part importante de ce qu'elle est?

la plupart des gens se contentent de faire comme la plupart des autres gens

camions souriants, colores, chromes, pendrioches brillantes, bannieres, souliers sous parce-chocs, pomnpons
droles autorickshaw, bruits comiques mm si desagreables

l'etat du vehicule? pas de probleme! La derniere fois qu'il a passe l'inspection, il y a dix ans, tout etait parfait. Selon le papier - on ne dit pas combienon a donne au type pour le signer!

Tant que leKrishna clignote dans le dash, pas de probleme!

casques de motos - pas attaches!! tres utile!!

curieuse habitude qu'ils ont de laisser sur les velos le plastique de l'emballage. Comme pur dire a tout le monde "J'ai un velo neuf!" (et je ne l'aipas achete usage, moi!)

panneaux de peirre pour construction, carrieres nombrweuses, peirre plate fendue ou sciee sur l'epaisseur, planchers-toits, rajastan- poteua de cloture en pierre

murets en pierre taillee le long des routes, partout dans le pays, des dizaines de milliards probablement... toutes taillees a la main, marteau et poincon, je les ai vus!!

femmes portecharge sur tete, marchent en equilibre sur des km,

visite sergey retrouvailles emouvantes, journee intense, petit 24h coince entre 2 AR aeroport

religion-bonbon, l'iamge prend toute la place, l'idole = la divinite???, decoration baroque, criarde, naive. Couleurs qui jurent; rouge-orange petant/ bleu turquoise psicine, mauve lilas/jaune serin, orange et noir, argent metallique, ...brillants, broderies, dentelles en dorure, DEL clignotantes colorees, fleurs, offrandes,

Drole d'idee de peinturer sur des dizaines de millions d'arbres le long des routes des bandes blanche-rouge-blanche (ou, dans le sud, des damiers noir et blanc). Pas tres joli, franchement...

Les lecteurs assidus reussiront bien, mais les auters, ceux qui ne lisent pas, echoueront certainement l'examen final en juin.

Un nouveau sport: le lancer de l'epitre

plafonds trapezoidaux, angles "droits"???, constructions improbables, edifices coinces entre les autres oubatis devant, cachant la vue, escaliers en angles, cadres de portes assommants, empilage d'etages inacheves, tiges de fer depassant du toit, pour les suivants eventuels

en montagne: ville tridimensionnelle, escaliers, passerelles, passages entre maisons, ponceaux craques au=dessus ravins et ruisseaux-depotoirs, tuyauteries, canalisations qui courent partout, longent le sentier, passent sous le troittoir pave, ou par-dessus, dans les marches d'escalier inegales et croches, parfaites pour enfarger,
avec crotes et bouses en sus,


alimentation saine??? friture, feculents, sucreries 200% sucre,
probleme diabete serieux

gros camions-citernes d'huile vegetale ("edible oil"); certainement pas de l'huile d'olive bio premiere pression a froid... probl huile palmiste, une des pires, pour les arteres et l'env (destructionjungles java, borneo, am du sud, pour plantations a tres grande echelle)

obesite des riches et classe moyenne recemment parvenue a ne plus avoir a se priver de bouffe: pas de retenue. Trop c'est mieux. Les plus pauvres sont sveltes (mais ous alimentes).

correct se decrotter lke nezx en public
et de pisser partout. N'avez-vous jamais vu la celebre emission enfantine indienne "Pisse Partout?"

pays trop grand mais trop petit: lits trop courts, cadres de porte trop bas (eet en ciment!!!!Tabarnak!!!), vehicules pour nains anorexiques,

leur religion: buffet a 360 millions de plats - tu prends ce que tu veux!

cycle ordures, balayage du soir, vaches, chervres, chiens, cochons, rats, etc.bal. du matin,rammassage dans velo-benne de vidange, au balai, a la main... recycleurs de plastrique, d'autres materiaux, apercu depots dans zones "industr" periph.
recurage de caniveaux, a la main, avec cartons, ou pelles, sans gants...

Ep 15? bidonvilles-chiottes : ajouter " car c'est l'heure ou tous les intestins du monde aspirent a un mouvement de liberation"

pas tuer animaux, pas fair ede mal a une mouche, mais la peine de mort toujours en vigueur????

ceertains laissent nourriture a terre pour animaux. Les vaches preferent-elles les vieux journaux ou les vieux chapattis??

oiseaux de proie nombreux, nord et sud
tortue de mer a Kanyakumari
sorte de furet ou belette, vue deux fois (meme ou pas?) un beige, lautre brun

me prennent pour un martien - erreur, pluton est beaucoup plus loin!

hommes - signe d'affection, tinnent par la main, le bras, la taille, le cou (fille aussi, entre elles bien sur). Societe qui a legalise il y a un ou deux ans l'homosexualite, mais cela reste un tabou enorme. Pourtant, attitudes curieuses en effet!


myhtes: UV tropicaux, Je bronze plus vite chez nous qu'ici, et me slunettes UV le prouvent: peu teintees, alors qu'en hiver chez nous, sont noires. Plus foncees aussi en altitude, evidemment

houe omnipresente; pelle rare, gen. un qui la tient par le manche, et l'autre qui tire sur la corde attachee a l'autre bout; on depose sable, trerre, roche, ciment, dans bols de metal, qu'on transporte sur la tete et dompe la ou necessaire

femme objet: chez nous on deshabille, montre tout, et pas seulement chez la femme. Inde et ailleurs dans le coin: on emballe la "marchandise", avec intention de protection des regardsd indiscrets, mais il y a ici aussi objectivation, chosification, d'un autre genre, plus insidieux, mais peut-etre pire. Propriete privee du mari, qui seul a le droit de voir, toucher.Peut-on trouver un juste milieu, laisser aux gens le choix de se vetrir comme ils le veulent, et ne pas les rendre propriete privee?


pays ressources sureploitees, infrastruct surchargeesd, on batit constuirt, plus de tout, tout est pousse au dela des limites, tout va craquer, mais ca continue. Tout est bloque, au sens propre et fig "Faudrait que qcqn fasse qqchose", mais personne neferar rien, surtout pasles politiciens!! Les dieux, bien sur!! On laissera faire, et ca va continuer d';empirer, jusque'a devenir absolument insoluble, jauqua ce que ca pete. Kuy bat nahin! Ca fait rien! Pas grave!



arbres-lien sacre, rajastan.
eau rare, puits artesiens , nappe phreatique 700 pi et descend 4/an au rajastan

suis a 13000km de route/rail?? ou plus. Roffe su' l cul, stie!

langue hinglish curieux melange, comme acadiens, switchent d'un a l'autre dans la meme phrase, a la TV, dan sla pub, partout

Vu pour vrai:
Sriram pistons & rings: seigneur-dieu pistons et bagues
Harsh motor
Yash - eau en bouteille
Sal - riviere a Goa ; bien nommee
Mardol - village (nom medicament constipation ou diarhee?)
Dechu - bled rajastan
Hotel Stay Well

Tas de galettes de fumier, empilage de forme ogivale, sans commentaire freud!

Panneaux de messages edifiants sur dangereuses routes de montagnes
No hurry - No worry
Dont be rash - avoid crash
Better be late - All can wait
This is highway, not runway
License for driving, not flying
et l'equivalent hindi

Files camions aux lignes interstate, attente interminable, controle
paperasses, borderaux, inventaires, listes, autorisations, ,,, montagnes de papiers, rapports, comptabilite monstrueuse, armees de fonctionnaires obscurs qui recoivent, trient, classent, compilent, comptent, analysent, font rapports, finissant sur tablettes bien sur, geres par d'autres fonctionnaires resp des archives du ministere des vieux papier inutiles, surveilles par un controleur general responsable devant comite senatorial sectoriel....bla bla...(pourquoi faire simple..)



Merci a tous ceux et celles de ce pays qui m'ont inspiré, merci aux millions d'Indiens croisés, à leur sourire, leur conversation; merci aux constructeurs de l'impossible, aux incroyables chauffeurs de rickshaw et d'autobus, qui m'ont fait stresser, m'ont causé quelques frayeurs, mais m'ont toujours mené à bon port. Merci au noyeur de rats, à tous les 500 millions de cracheux, merci à tous les réalisateurs de Bollywood, maitres suprêmes et incontestés du kétaine, merci à tous les sadhus, swamis, gourous, moines, prêtres et pandits barbus et/ou enturbanés qui m'ont inspiré (mais pas comme ils l'auraient souhaité); merci aux divers quadrupèdes qui ont servi de figurants innocents et non rémunérés.

En ce pays de l'improbable je ne serais pas surpris de voir les vaches faire une chorale pour mon départ, sur le tarmac, ou de voir le journaliste fictif de l'autre jour, déguisé en chat, ou encore l'arrivée inopinée de l'Inquisition Espagnole (« One never expects the Spanish Inquisition! » - on ne s'attend jamais à l'Inquisition Espagnole!) D'ailleurs j'ai rêvé à eux. M'avaient attrapé, impie hérétique, suspendu par les pieds, voulaient me couper les orteils. Me suis choqué noir après ces cons, et me suis réveillé. La colère ca sert!

Aveux d'un écriveux

Humblement, il me faut vous avouer que si c'est moi qui écris, ce n'est pas vraiment moi l'auteur. Je vous présente l'équipe:

Il y a d'abord un professeur Tournesol à l'esprit scientifique et encyclopédique, qui observe tout, veut tout comprendre, tout décrire et tout expliquer.

Il y a un artiste-peintre, contraint de dessiner avec des mots. Une de ses louches fréquentations, mauvais poète à temps partiel, se manifeste parfois entre les lignes, sans qu'on l'ait sonné.

Il y a un Capitaine Haddock bougonneux qui chiâle constamment à propos des désagréments du voyage et de la vie en général. Et il a ses vices...

Il y a un vieil intello français d'autrefois (début du XXe, "C'était une autre époque, c'était avant la Guerre..."), vaguement littéraire, qui ne peut s'empêcher de faire étalage de sa Culture (avec un grand "C" enflé), s'exprimant dans un style suranné au moyen de longues phrases alambiquées. Fait chier tout le monde...

Il y a en quelque part, peut-être, un agglomérat de fragments de personnalité d'un Tintin, d'un Bob Morane, d'un Commandant Cousteau, d'un Roald Amundsen et d'un Ernest Shackleton. Sans oublier bien sûr l'inénarrable Savorgnan de Brazza! Ils poussent toute cette équipe à voyager hors des sentiers trop battus et à aller (trop timidement à leur goût) vers l'aventure (faudra fonder un organisme de défense des droits des sentiers battus).

Il y a un petit québécois iconoclaste, ignare, ignorant et inculte, un peu vulgaire sur les bords, qui se vautre avec délectation dans la langue vernaculaire de son terroir, qui ramène tout à son petit monde, qui fait de l'esprit de bottine et qui vient tout foquer la belle langue de l'autre français chiant, qu'il trouve trop pompeuse, et qui refile par-ci, par-là des mots, des expressions, des prononçures et des parlures de par chenous. Lui-même est méchamment influencé par un curé athée défroqué qui utilise sans vergogne le riche vocabulaire ecclésiastique à des fins détournées.

Finalement, il y a "juste moi", qui prend dictée de tous ces personnages qui s'obstinent entre eux, m'obligeant à choisir lequel des discours je vais tenir. Ceci en faisant moult fautes de frappe, en laissant des phrases mal faites, des paragraphes mal liés et en pestant continuellement contre les conditions de travail inhumaines que m'imposent ces gens. Ils me tiennent sous pression, veulent constamment que j'écrive, que j'écrive, que j'écrive, sans cesse, sans répit, sans relâche, parce que chacun d'eux a quelque chose à dire, qu'il croit plus important que ce que l'autre veut exprimer. Ah la la, quel bordel! Ne vous plaignez pas de vos patrons, si vous saviez lesquels j'ai sur le dos!



Entre ici et quelque part, entre l'Inde et
Pont-Viau Nagar, Lavalpur, Quebec Pradesh

Épilogue

Les mois ont passé depuis le retour, qui ne fut pas brutal, mais après lequel je me suis senti au neutre pendant une bonne semaine. Revenir dans un grand pays frais, vide et propre, où l'eau des rivières est baignable et même parfois buvable, où les rues sont normalement désertes et silencieuses, donne à réfléchir et apaise les sens émoustillés jusqu'à l'usure par quatre mois de bombardement constant.

Que retirer de ce voyage? Que répondre à tous ceux qui me demanderont « pis, l'Inde, comment c'était? ». Bien sûr si on a lu les dix sept épitres, il n'y a plus grand chose à rajouter en trois mots. Mais pour les autres il fallait trouver des formules concises et frappantes, dont la brièveté convient aux situations superficielles et toujours pressées de notre monde productiviste, les collègues me demandant dans un bout de corridor entre deux cours, généralement plus par politesse que par intérêt, comment j'ai aimé mon séjour. Parfois on va plus loin, en s'enquérant des transformations que l'Inde aurait pu provoquer chez moi. On n'échappe pas à ce genre de questions lorsqu'on revient de ce pays fascinant, bizarre, magique, mystérieux, extrême. D'ailleurs, le premier à me les poser, ces questions, c'est moi-même. Qu'est-ce que j'ai gagné à aller transpirer là-bas? (à part les kilos en moins)
Bien sûr j'y pensais avant de partir (me demandant à la veille du départ quelle diable d'idée saugrenue m'avait prise d'aller m'exiler en pareil endroit!!), j'y ai songé tout le long de mon séjour, encore plus à la veille de mon retour, puis dans les avions et les salles d'attente qui me séparaient d'ici, et depuis que je suis rentré. Sous un pin, sur le bord d'un Grand Lac, ou sur un mont dénudé de la Gaspésie, j'y ai réfléchi aussi.
Après tant de profonde réflexion, je serais bien mal venu de ne pas fournir une réponse valable. Plus d'excuses!

Évidemment, ce qu'on va chercher dans un voyage, dans tout voyage, dépend de nous. On peut revenir transformé ou simplement reposé, ou même malade et fatigué.
Je ne cherchais pas un gourou; je ne cherchais pas la Voie; si j'avais cherché du savoir ou de la sagesse écrite, je n'avais pas besoin d'aller si loin, tout se trouve dans une bibliothèque ou sur le net. C'était autre chose. Peut-être que je tentais de me dépoussiérer les vieilles habitudes, de me faire réenligner les idées, de me faire choquer les émotions et décoincer le surmoi! Je devais faire l'expérience de l'Inde, et cela ne se peut faire dans un livre, ni à travers un film. C'est une expérience des sens, des idées, et des émotions à la fois. C'est une intensité humaine, un exotisme radical, un dépaysement total, une immersion culturelle, un contact avec un sixième de l'humanité, et peut-être, par-delà tout ceci - et justement au moyen de tout ceci - une rencontre avec moi-même. L'Inde n'est pas une destination obligée pour ce rendez-vous avec soi. Il y a le Pôle Nord, l'Everest, le Sahara et quelques autres endroits extrêmes dans le genre qui peuvent faire l'affaire. Pour l'aspect culture, l'Inde est tout de même plus riche que le Pôle. Elle requiert une forme physique moins parfaite et une bourse moins garnie. Ce sont déjà deux avantages notables. Je n'exclue pas le Pôle, mais ça devra attendre un peu, je crains...
Il y a d'abord l' « oser », au départ d'un tel périple. Il y a l'appréhension de l'inconnu avec ses inévitables risques et aussi la curiosité devant la boîte à surprises qu'on va ouvrir. Il y a le détachement forcé de notre quotidien sécurisant, de ceux qu'on aime, du bain culturel et médiatique habituel qui nous nourrit. Il y a le crescendo des préparatifs, l'intensité du départ, avec toutes ses émotions extrêmes et contraires, la hâte de partir et la pourtant déchirante séparation. Il y a les « initiations » des seuils qu'on franchit: enregistrement, barrières, contrôles de billets, de passeports, fouilles, embarquement, qui installent une distance entre le monde qu'on quitte et l'univers artificiel dans lequel on pénètre. Il y a les belles sensations du « tour d'avion », le monde vu d'en haut. Il y a le rétrécissement de la planète, le décalage horaire et le décalage climatique. Il y a une arrivée dans l'ailleurs, la découverte des alentours, les rencontres et parfois les retrouvailles, comme dans mon cas. Tout ceci est déjà un peu comme une naissance, en tout cas un recommencement. Tout est à explorer, à observer, à décoder, à comprendre. Le regard est neuf, comme celui d'un enfant. Je vois des choses étranges, je n'en comprends pas le sens, alors j'élabore des hypothèses à la lumière de mes propres références, passablement inapplicables ici. Je ne parle pas la langue, je suis comme un extra-terrestre en visite. Mon vieux fond plutonien ressort inévitablement…
Marcher dans les rues bondées, dans l'intense circulation motorisée, véloportée, piétonnière et quadrupède, dans le bruit, la pollution, au milieu des détritus, dans un décor affreux d'édifices délabrés couverts d'affiches publicitaires qui agressent la vue, sous une chaleur étouffante, en évitant de heurter quelqu'un ou de se faire frapper, attentif à tout mais en même temps calmement enfoncé dans sa bulle de profondeur intérieure s'est avéré une expérience spirituelle (pas religieuse!) marquante. Le calme au milieu de la tempête. L'œil de l'ouragan. Faculté utile aussi chez nous, dans le tourbillon des activités de la vie, où l'urgence, les exigences et des montagnes de « falloir » s'infiltrent dans chaque instant, pourchassant impitoyablement la paix que nous tentons d'y maintenir contre les vents et marées des impératifs impossibles. Savoir rester Zen est un précieux outil.
Les milliers de regards curieux et insistants croisés en une journée ne peuvent manquer de déranger, voire d'agacer, à moins qu'ils ne vous charment. C'est selon. Pas facile d'être l'étranger. Sourire et saluer tout le monde, les ignorer, ou les fuir? Encore une fois il faut apprendre à gérer notre attitude intérieure, dont découle celle que nous projetterons. Excellente expérience qui incidemment nous fait réfléchir au regard que nous portons sur « nos » étrangers, ceux qui débarquent chez nous en provenance d'un quelconque bout du monde, aussi désorientés ici que nous chez eux.
Le simple fait, pour moi pauvre septentrional habitué au calendrier des saisons, de me retrouver en hiver sous un chaud soleil, entouré de verdure luxuriante et de fleurs magnifiques m'a fait un effet très spécial. Une sorte de curieuse mais douce culpabilité: « Je ne suis pas supposé me retrouver en été maintenant, en vacances. Je devrais être en train de travailler comme un damné dans un décor moche de février slotcheux, chez nous ». Pourtant, concurremment, j'éprouve l'enivrante joie d'une renaissance, d'un éternel printemps. Sentiments contradictoires. J'apprends à gérer l'ambivalence.
Toutes ces expériences nouvelles, ces sensations fortes me font revivre mes différents âges, reconnectent les moi de toutes mes époques.
Il y a le temps. Pendant ces quatre mois (comme s'il faisait du sens de le compter, fractal et extensible, sinueux et emmêlé qu'il est), il n'est plus organisé, compartimenté, rempli, bousculé, calculé. Il s'écoule différemment, à la fois plus fluidement à cause de la chaleur, mais plus lentement à cause de sa légèreté. Il peut fuir dans toutes les directions à la fois, si ça lui chante. Le temps n'est pas une affaire bêtement linéaire – il a plusieurs dimensions, ce qui explique qu'il puisse à la fois s'étirer et se dépêcher, se perdre dans les craques de l'instant lorsqu'on le cherche ou se mettre en boule devant l'urgence. C'est pourquoi voyager en ces espaces est aussi un peu voyager dans le temps. Dans les temps. Ceux de l'Inde, et les miens.
Le mal du pays. Pas de pilules contre cela. Faut prendre le mal en patience. Se faire à l'idée que je suis ici, en ce monde nouveau, et plus dans ma contrée de bancs de neige. Couper souventes fois par jour le pont du souvenir qui s'attarde, celui de la mélancolie collante qui me tire comme un élastique tendu dont l'autre bout est resté accroché en cette jolie vallée au long fleuve où ont poussé mes racines.
S'habituer à la désorganisation, apprendre à improviser, à suivre ses intuitions. Ne pas avoir d'attentes, ou savoir les abandonner rapidement et s'ajuster aux nouvelles situations. Ainsi devenir moins rigide, plus fluide.
Développer sa patience, forcé qu'on est à chaque jour de s'adapter au rythme souvent plus lent que prévu, aux embouteillages, complications, obstacles. Patience? Je suis devenu plus patient, moi? Hmmm? Hmm. Je crois qu'il faudra attendre avant de pouvoir conclure...

M

Laval
Février 2011